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Management : mission à hauts risques

Face à la multiplication et à la diversification des risques encourus par les entreprises, leurs équipes dirigeantes et leur management n’ont plus d’autre choix que de se préparer à être constamment sur le pied de guerre.

 

Face à la multiplication et à la diversification des risques encourus par les entreprises, leurs équipes dirigeantes et leur management n’ont plus d’autre choix que de se préparer à être constamment sur le pied de guerre. Si l’ennemi est invisible, la capacité à anticiper et à contenir des risques majeurs, faute de pouvoir les maîtriser, deviendra déterminante pour leur avenir.

En 1935, une entreprise restait en moyenne 90 ans dans le S&P 500. En 2005, cette espérance de vie au sein du prestigieux classement des plus grandes entreprises du monde est descendue à 15 ans et ne cesse de chuter depuis[i]. Le facteur explicatif de ce sinistre constat ? L’incapacité des organisations à suffisamment s’adapter à un monde pourvoyeur de risques nouveaux.

 

Le risque de dilution

Le contexte dans lequel opèrent les entreprises a changé, à une vitesse et dans des proportions inattendues. Dans No Ordinary Disruption[ii], un livre co-signé par trois associés de McKinsey & Company, les auteurs affirment que le monde se transforme sous l’influence de la disruption, autrement dit la rupture, devenue la norme générale. Quatre forces seraient à l’œuvre : un déplacement du centre de gravité du monde des affaires des Etats-Unis vers des pays émergents comme la Chine, l’accélération de l’impact des technologies sur l’économie et ses entreprises, le vieillissement de la population et l’interconnexion croissante du monde avec la circulation accrue des capitaux, des hommes et de l’information. Les entreprises en subissent les conséquences. Manager aujourd’hui ne revient plus à améliorer, ou simplement perpétuer, ce qui s’est fait jusqu’à aujourd’hui, mais à préparer ce qu’il faudra faire demain… pour après-demain. Pire, les recettes du succès d’hier sont souvent devenus l’exemple ce qu’il faut précisément ne plus faire. Être diluée, voire dissoute, dans son nouvel écosystème n’est pas un scénario à exclure pour l’entreprise.

 

Le risque d’aveuglement

C’est surtout la nature du changement et l’ordre de magnitude qui a pris de cours tout le monde. Trop importants, trop nombreux, trop inattendus, les nouveaux risques nous éblouissent. Les entreprises traditionnelles sont comme le lapin que les trop puissants phares de la voiture immobilisent.

Tout d’abord, le rythme de la transformation s’est accéléré : pour entrer dans cinquante millions de foyers, il a fallu 37 ans à la radio, 13 ans à la télévision, seulement 5 ans au Web, seulement 5 mois à Facebook et seulement 5 semaines à TikTok.

Ensuite, les proportions se sont accrues : En 2017, avec 418 000 collaborateurs, Google, Amazon, Facebook et Apple avaient une valorisation boursière cumulée de $2,3 trillions, soit un montant proche de celui du PIB français, la richesse d’un pays comptant 67 millions d’habitants. En août 2018, la firme Apple avait à elle seule une capitalisation boursière supérieure aux PIB de 91% des pays du monde[iii].

En parallèle, des records ont été pulvérisés : Alibaba détient le record de la plus importante introduction en bourse au monde pour un montant de 25 milliards de dollars (2014), mais jusqu’à quand ? La même entreprise bat régulièrement son propre record de vente en une seule journée, lors du Single Day ou journées des célibataires en Chine dévolue à un opération commerciale nationale (62,58 milliards d’euros de ventes en une seule journée en 2020).

Plus étonnamment, l’abondance s’est instaurée[iv] :  un hypermarché français propose jusqu’à 100 000 références, le site e-commerce de Walmart : 30 millions, Amazon : 125 millions et Alibaba : 1,3 milliards[v].

Contre toute attente, l’impensable hier est devenu réel ou imaginable : en 2014, c’est l’Indian Space Research Organisation qui parvient à mettre pour la première fois un satellite en orbite autour de la planète Mars (avec un coût du projet inférieur de 90% à la dernière mission similaire américaine). Et Elon Musk entend bien, grâce à sa société SpaceX, « mourir sur Mars, mais pas d’un accident ».[vi]

C’est dans ce nouveau paysage que le management doit permettre à son entreprise de prospérer.

 

Le risque de disruption

Les managers ont aussi découvert la disruption, un terme introduit par Clayton Christensen[vii] : la création de nouveaux marché grâce à l’introduction d’une nouvelle génération de produits ou services venant satisfaire une nouvelle demande. Les disrupteurs partent donc d’un besoin existant des consommateurs, pour proposer une alternative, généralement moins chère et plus performante, grâce au progrès technique. Ainsi, les fournisseurs de messageries électroniques ont été disruptés par WhatsApp ou WeChat (en Chine), les constructeurs automobiles par Tesla, la distribution par Amazon, la télévision ou le cinéma par Netflix, l’industrie musicale par Apple puis Spotify, le recrutement par LinkedIn, la réservation de voyage par Expedia, l’aérospatiale par SpaceX, etc. De très sérieux concurrents obligeant le management des acteurs des marchés historiques à repenser leurs stratégies, leurs métiers, leurs cultures d’entreprises, leurs manières d’opérer. Tandis qu’à l’arrière-plan la révolution numérique tente même une uberisation de l’argent avec l’essor des crypto-monnaies.

 

Le risque d’ubérisation

Enfin, les managers ont assisté impuissants à un phénomène inédit : l’ubérisation. Une stratégie consistant pour un nouvel acteur d’un marché, à profiter d’opportunités (technologiques notamment) pour exercer le métier des entreprises en place, en s’émancipant de certaines contraintes et ce de manière plus ou moins légales. Ainsi, Uber ou Airbnb ne sont pas handicapés par des actifs tels que des flottes entières de voitures à entretenir, des parcs complets d’hôtels à rénover, à nettoyer, à gérer… Tandis que les acteurs historiques du marché sont pénalisés par des systèmes, des processus et des modes opératoires hérités du passé, des cultures d’entreprises antinomiques avec les exigences du numérique, des rythmes de décision trop lents, des masses salariales lourdes, des silos, des jeux de pouvoir… Autant de défis internes qui viennent s’accumuler aux défis externes lancés au management.

A regarder trop vite, les entreprises et leur management pourraient sembler avoir opter pour une forme de déni[viii], au moins au départ. Les choses sont moins simples. Elles sont en réalités prisonnières d’un système à la fois idéologique, règlementaire, financier, organisationnel, technique, psychologique et humain qui retarde leurs adaptations comme l’a brillamment démontré David Guillebeau, un ancien d’Arthur D. Little, dans Disruption Denial (le déni de la disruption en français)[ix].

 

 


[i] Selon Richard Foster et Sarah Kaplan de McKinsey & Company, cités dans O’Reilly III C. et Tushman M., 2016, Lead and Disrupt, Stanford University Press.

[ii] Dobbs R., Manyika J., Woetzel J., 2015, No Ordinary Disruption, PublicAffairs

[iii] Galloway S., 2018, The Four: The Hidden DNA of Amazon, Apple, Facebook, and Google, Portfolio.

[iv] Le thème de l’abondance devenue la nouvelle spécificité du monde moderne constitue l’hypothèse centrale dans Diamantis P., Kotler P., 2015, Abundance: The Future Is Better Than You Think, Simon & Schuster.

[v]  Zeng M., 2020, Smart Business: What Alibaba’s Success Reveals about the Future of Strategy, Harvard Business Review.

[vi] Voir Mary L., 2021, Elon Musk, l’homme qui invente notre futur, l’Archipel..

[vii] Clayton Christensen est un économiste, un universitaire et un consultant américain. Il est connu pour sa théorie de la disruption et figure parmi les business thinkers les plus influents.

[viii] Cette hypothèse du déni concorde cependant avec le modèle de Kübler-Ross, ou les cinq étapes du deuil, qui postule une série d’émotions ressenties par des malades en phase terminale avant leur mort. Ces cinq étapes sont le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Ce modèle est aujourd’hui largement utilisé pour déterminer dans quelle phase se trouve une entreprise et son management, suite à un choc comme une disruption de son marché ou une uberisation.

[ix] Guillebeau D., 2016, Disruption Denial, LID Publishing Limited.


Article initialement paru dans l’Observatoire de la compétence métier.