jouvenot.com

Rémunérer des postes plutôt que des personnes : un anachronisme ?

Les collaborateurs n’ont pas toujours le sentiment d’être justement rémunérés. Non pas parce qu’ils réclament toujours plus, mais parce que leur entreprise, bien souvent, ne sait pas vraiment ce qu’elle paie. Un malentendu structurel et culturel s’installe alors au cœur même de la relation salariale.

 

Quand l’entreprise paie une tâche, le collaborateur engage son être

Dans « The Practice of Management », Peter F. Drucker consacre son chapitre 21 à une idée révolutionnaire : l’entreprise ne paie pas un poste, mais une contribution. En apparence simple, cette distinction transforme en profondeur notre compréhension du travail. Pour Drucker, ce qui importe n’est pas la description d’un poste, mais ce que l’individu apporte réellement à l’organisation par son intelligence, son engagement, sa personnalité, son jugement, ses décisions (1).

Or, dans la pratique managériale quotidienne, les entreprises persistent à définir un emploi comme un ensemble de tâches objectives, mesurables et répétables. Elles rémunèrent donc ce qui est visible, quantifiable, évaluable. Pourtant, chaque collaborateur mobilise, pour accomplir ces tâches, un capital invisible : intuition, mémoire, empathie, sens du timing, adaptabilité émotionnelle, etc. La partie immergée de l’iceberg.

Cette dissonance crée une frustration durable : l’entreprise rémunère ce qu’elle voit ; le collaborateur donne ce qu’elle ne perçoit pas.

Une équation déséquilibrée et durablement insatisfaisante

Ce ressenti de sous-évaluation n’est pas qu’une perception : il repose sur une réalité conceptuelle forte. Pour Drucker, le travail n’est jamais une simple exécution mais un acte de contribution, ce qui suppose un jugement autonome sur ce qui doit être fait et comment. En réduisant le collaborateur à une mécanique de production, l’entreprise nie la complexité humaine de son travail, et donc, sa valeur réelle (2).

C’est pourquoi tant de collaborateurs finissent par vivre leur rémunération comme une injustice structurelle. Non pas qu’elle soit nécessairement faible, mais parce qu’elle semble incohérente avec ce qui est réellement mobilisé au quotidien.

Le salaire, révélateur d’un paradigme obsolète

Dans un monde où les soft skills deviennent clés, où l’autonomie prime sur l’exécution, et où l’intelligence situationnelle dépasse la simple compétence technique, continuer à payer des postes plutôt que des personnes est un anachronisme.

Le chapitre 21 de Drucker prévient déjà ce décalage en rappelant que les entreprises doivent gérer par objectif, pas par description de tâches. À défaut, elles rétribuent un fantasme de maîtrise, pas une réalité de contribution.

Vers une rémunération plus juste ou une relation à reconfigurer ?

La solution n’est pas simple. On ne peut pas rémunérer une émotion, un stress, une initiative discrète ou une hésitation bien gérée. Mais on peut reconnaître que tout cela fait partie du travail. En revalorisant symboliquement ces dimensions humaines, en redéfinissant les critères d’évaluation, en introduisant plus de co-construction dans la fixation des objectifs, les entreprises peuvent réduire ce fossé de perception.

Car à défaut de mieux payer, il faut mieux faire sentir que l’on comprend ce que l’on reçoit.

Et maintenant ?

Peter Drucker nous met face à une vérité que notre époque ne peut plus éluder : un collaborateur ne travaille jamais « pour » ce qu’on le paie, mais « au-delà de » ce qu’on lui paie. Le nier, c’est entretenir une sourde révolte dans les organisations. Le reconnaître, c’est déjà manager autrement.

« Ne pas reconnaître la part invisible du travail, c’est refuser de voir l’âme au cœur de l’action. »

Notes et sources

(1) Drucker, P. The Practice of Management, Harper Business, 2016, chap. 21.
(2) Jouvenot, Bertrand. Manager aujourd’hui, Eyrolles, 2020, chap. 21 : « La contribution de chacun est repensée ».