jouvenot.com

Réinventer les modèles économiques à partir des territoires

Découvrez pourquoi Elisabeth Laville plaide pour une économie hyper-locale dans son dernier livre « L’entreprise hyper-locale » (Pearson). Elle explore les vulnérabilités de la mondialisation, propose des stratégies de relocalisation, et partage des conseils pratiques pour les entrepreneurs. Interview.

Bonjour Elisabeth Laville, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Elisabeth Laville : Parce que le Covid et les événements climatiques extrêmes ont mis en relief les vulnérabilités liées à l’économie mondialisée, générant des pénuries qu’on n’avait pas anticipées et reposant la question de la souveraineté sur la santé, l’alimentation, etc. Parce qu’il y a aussi urgence à « faire atterrir » les enjeux et les stratégies de développement durable qui semblent trop souvent hors-sol. Parce qu’enfin l’échelle locale s’avère la plus appropriée pour lutter tout à la fois contre l’inaction climatique et contre l’éco-anxiété, qui touche aussi les salariés des entreprises.

Des penseurs comme Bruno Latour ou Catherine Larrère nous guident en nous confirmant que ce n’est paradoxalement qu’à partir du local que l’on peut appréhender le global – et tout particulièrement l’urgence climatique et écologique. Evidemment, sur un sujet comme le climat, l’approche globale peut sembler logique, puisque ces enjeux ne sont par définition pas attachés à une question locale – mais elle tend cependant à transformer la question à résoudre en une problématique écrasante, qui nous condamne à l’impuissance. « Si je porte le globe sur mes épaules, il m’écrase » disait Latour. A l’inverse, l’échelle locale est riche en initiatives porteuses d’espoir. Et très concrètement la relocalisation des approvisionnements est une source de prospérité pour les territoires mais aussi de résilience voire d’anti-fragilité pour les entreprises, face aux crises.

Repenser la transition écologique de l’entreprise dans cette approche, c’est réinventer son modèle économique à partir des territoires, et sortir d’une économie « hors-sol » pour chercher les endroits réels où se jouent des enjeux globaux.

Car l’échelle locale c’est l’échelle des dépendances, l’échelle des proximités – qu’elles soient géographiques (celles qui permettent d’avoir des relations interpersonnelles, en face-à-face… mais aussi de réduire les coûts de transport), affectives, culturelles (avec des valeurs, des représentations, des aspirations communes) ou organisationnelles (le local est aussi l’échelle de l’écologie industrielle et de l’économie circulaire, qui permet de jouer sur la complémentarité des ressources, des activités, des compétences, des actifs, etc.).

Le local c’est l’échelle des interactions et des coopérations, l’échelle où l’on sait avec qui et pour quoi s’allier ou se battre…

Evidemment une entreprise donnée, qu’elle soit grande ou petite, n’est jamais sur un seul territoire : elle est imbriquée dans des réseaux différents d’échelles et de relations. Paradoxalement, un regain d’intérêt pour le local n’est pas un repli sur soi mais un redéploiement qui peut in fine motiver et faciliter les relations avec l’extérieur du territoire, à différentes échelles. Car l’ancrage local implique de développer une culture de la coopération et des compétences visant à tisser des liens, que l’entreprise et les individus peuvent ensuite déployer à des échelles différentes, avec le monde entier !

Et ces compétences sont particulièrement utiles par les temps qui courrent, car la crise que nous traversons est aussi une crise de la relation − entre l’humanité et le vivant, entre l’économie et la société, entre les humains eux-mêmes…

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Elisabeth Laville : C’est sans doute la page 101 (visuel ci-après), qui présente les 6 dimensions du modèle économique hyper-local : ces dimensions sont autant de voies pour aller au-delà de la responsabilité territoriale des entreprises telle qu’elle est le plus souvent pratiquée aujourd’hui, autour de formes de coopération locale limitées (philanthropie, partenariats…), non structurantes pour le modèle économique et servant quand même d’abord l’intérêt de l’entreprise (y compris pour obtenir des aides publiques).

 

La première de ces dimensions est le local comme marché. Beaucoup d’exemples l’illustrent dans le livre, mais l’un de nos préférés est celui de la Caisse Régionale du Crédit Agricole dans le Finistère, qui a créé en 2014 la filière Mer qui propose des services financiers tels que des prêts et des crédits-bails pour accompagner les projets de développement des acteurs de la filière maritime. Fin 2018, quatre ans après son lancement, la filière Mer Finistère avait doublé sa part de marché dans le secteur de l’économie bleue, ainsi que le volume financier correspondant.

Ensuite le local comme relation clients – une approche qu’illustre très bien la Ruche Qui dit Oui, avec ses 1 500 ruches locales ouvertes en Europe, ses 210 000 clients, ses 10 000 producteurs en circuit court et ses 60 km parcourus en moyenne par les fruits et légumes proposés.

La troisième dimension est le local comme mission, très bien incarné par le cas de Zingerman’s, un traiteur installé à Ann Arbor (Michigan) depuis sa création en 1982, et qui s’est progressivement développé localement, tout en refusant l’expansion de son modèle sous forme de franchise dans d’autres villes ou Etats américains, préférant le développement d’activités locales complémentaires à son business initial – que ses dirigeants ont identifiées à partir de leurs dépendances extérieures, et en créant des offres de substitution 100 % locales à tout ce qu’ils allaient précédemment chercher à l’extérieur du territoire. Ils ont ainsi créé successivement une crèmerie, une boulangerie-pâtisserie, un restaurant, une boutique de bonbons, un comptoir de torréfaction de cafés, etc.

La 4e dimension est le local comme espace de mutualisation : des exemples comme Chargeurs Pointe de Bretagne (créé en 2012 par des entreprises agro-alimentaires bretonnes qui mutualisent de la logistique pour pouvoir continuer à produire localement en réduisant les coûts, les émissions de gaz à effet de serre… et les camions qui tournent à vide) ou Venetis (un groupement d’employeurs également bretons spécialisé dans le travail partagé et la mutualisation des compétences, fondé en 1997 et qui dessert désormais 345 entreprises locales).

La 5e dimension concerne le local comme gisement de ressources : nous donnons dans le livre plusieurs exemples comme Austrocel (un papetier installé près de Salzbourg depuis 1890, et qui s’est récemment diversifié dans la production combinée de chaleur et d’électricité mais aussi dans la production de bioéthanol en valorisant ses coproduits comme les boues, les écorces ou les déchets de pâte à papier) ou Chop Value (une entreprise canadienne qui se veut la première franchise d’économie circulaire au monde, spécialisée dans la collecte et le recyclage des baguettes en bambou des restaurants asiatiques que ses micro-usines transforment en mobilier pour les bureaux ou les restaurants).

Enfin, le dernier levier est le local comme vivier de partenaires : un exemple très emblématique est celui de la Laiterie du Berger fondée en 2006 au Sénégal, un pays où les éleveurs représentent un tiers de la population alors que 90% du lait est importé. L’entreprise collecte désormais la production de plus de 5000 familles d’éleveurs au nord du pays pour en faire des produits laitiers traditionnels qui sont distribués dans 20 000 points de vente, avec des services complémentaires d’assistance aux éleveurs sur des questions de santé animale, etc.

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Elisabeth Laville : Le concept de circuit court, qui s’est d’abord développé dans l’agro-alimentaire, est un modèle puissant que l’on voit désormais utilisé en référence dans la banque (avec les mêmes notions de traçabilité de l’argent, et de transparence) ou dans les médias (l’information qu’on ingère a un impact sur la santé mentale comme l’alimentation a un impact sur notre santé – on parle même d’infobésité et de médianorexie ! Et pour lutter contre les fake news, rien de tel que la traçabilité de l’information, pour savoir qui l’a produite et où)… Demain ce concept de circuit court sera également structurant pour le bâtiment (on voit émerger l’idée d’utiliser des matériaux disponibles localement, comme la terre crue ou la paille) ou pour l’énergie (avec les coopératives citoyennes d’énergie renouvelable ou la méthanisation).

Un autre concept qui émerge car il constitue une réponse à la crise des relations est celui des filières, qui se sont là aussi d’abord développées dans l’alimentaire. Les filières alimentaires, a fortiori quand elles sont écologiquement et socialement durables, reposent par définition sur un lien au territoire et au terroir, mais aussi sur une répartition équitable de la valeur entre les acteurs, sur une traçabilité des pratiques et des impacts tout au long du cycle de vie des produits, sur des normes écologiques et sociales exigeantes à chaque étape… Tous sujets qui sont clés dans la transition qu’il nous faut mettre en œuvre.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Elisabeth Laville : Si le lecteur est un.e entrepreneur.e, le conseil serait d’abord de réfléchir aux vulnérabilités et aux dépendances qui sont autant de risques pour son entreprise…

Et sur cette base, de partir ensuite à la découverte de son territoire, en identifiant ses atouts, ses ressources, mais aussi ses enjeux, ses besoins actuels et futurs.

Il faut explorer l’amont de votre chaîne de valeur, en discutant avec les producteurs locaux, avec les agriculteurs ou les industriels qui ne relèvent pas nécessairement de votre secteur direct. Et partir à la rencontre de votre chaîne de valeur aval localement (acheteurs, clients finaux…) pour comprendre leurs besoins émergents. C’est bien aussi de prendre le temps de discuter avec les organismes qui gèrent les « communs », écologiques (espaces naturels, bassins-versants…) ou sociaux (acteurs de la culture, associations engagées dans l’insertion et la diversité, dans la préservation d’un patrimoine ou d’un savoir-faire local…).

Tout cela permettra d’imaginer des solutions qui renforcent votre modèle économique en même temps qu’elles participent à la résilience du territoire ! La clef étant, pour paraphraser Kennedy, de ne pas uniquement se demander ce que votre territoire peut faire pour vous, mais aussi (et avant tout) ce que vous pouvez faire pour votre territoire.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Elisabeth Laville : Deux sujets liés à cette promotion du local et même de l’hyper-local comme la bonne échelle pour changer le monde, en écho à cette citation du poète Gary Snyder : « La meilleure façon, peut-être la seule, de changer une situation est d’imaginer, voire de déclarer que vous resterez là où vous êtes, dans votre lieu de vie, pour le reste de votre vie. »

On a dit que le local est l’échelle des relations et des interactions. Cette approche amène aussi à faire confiance à la « sérendipité » et à croire dans les opportunités non anticipées qui naissent de la rencontre avec son territoire, et qui trouvent in fine une résonance économique. On a tout à gagner à cultiver cette pratique d’ouverture et de découverte des écosystèmes locaux, qui peuvent être des sources d’avantages stratégiques – ce qui renforce encore leur émergence. Par exemple, il y a plus de chances que des start-up réussissent dans la Silicon Valley qu’à Chicago parce que les réseaux de relations locales sont un avantage concurrentiel et un actif rare, qui ne s’achète pas et qui a de la valeur… Au café, dans la salle d’attente du médecin, au club de sport ou au coin de la rue, vous pouvez tomber par hasard sur un business angel avec lequel vous n’auriez jamais pu obtenir un rendez-vous, un professeur d’université qui va vous aider à résoudre un problème ardu, un ancien start-upper qui partagera avec vous son expérience… Comme le dit Woody Allen : « le seul fait d’être présent pèse pour 80 % dans le succès ». Et on n’est vraiment présent, physiquement, que localement.

Un autre point clef est qu’on n’a pas besoin d’aller loin pour s’inspirer : aujourd’hui, il faut souvent aller très loin pour voir quelque chose qui n’est pas comme chez soi − alors qu’il suffit de prendre un bus ou de changer de trajet quotidien pour découvrir à côté de chez soi quelque chose de très différent, qu’on ne soupçonnait pas. Les voyages lointains se sont uniformisés et ce n’est plus la distance qui fait l’inspiration – ce n’est pas très exotique de retrouver à l’autre bout du monde les mêmes hôtels, les mêmes enseignes de magasins, le même écran de son téléphone portable si on y reste plongé une bonne partie du temps ! Au contraire, l’inspiration suppose de développer ou de re-développer en nous des qualités d’observation et une capacité d’écoute : on voit bien cela chez les créateurs aujourd’hui, cette capacité à s’intéresser aussi à ce qui se passe autour d’eux pour trouver des idées…

Merci Elisabeth Laville

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : L’entrerpise hyper-locale, Elisabeth Laville, Pearson, 2024