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L’efficience, le nouveau poison de l’Etat

En faisant de l’efficience son cheval de bataille, l’Etat encourage ses fonctionnaires à se comporter comme les managers d’un conglomérat industriel. Pire, il s’expose aux pièges dans lesquels sont déjà tombés les conglomérats privés. La qualité des services publiques en pâtira inexorablement.

L’Etat, le plus grand des conglomérats

Par nature, un Etat est un conglomérat. Le transport, la santé, l’éducation, l’armée, sont autant de branches qui rendent des comptes à une hiérarchie dont le sommet est le gouvernement. Les ministères sont eux-mêmes des conglomérats regroupant des activités diverses. Prenons l’exemple du ministère des transports. Quels points commun entre la régulation du trafic des camions sur nos autoroutes, celle de l’espace aérien, celle de l’espace côtiers, celle des VTC ? Pour faire face à cette complexité, l’organisation en unités prévaut. Chacune ayant comme raison d’être la spécificité de son domaine. Et comme finalité de plus en plus affichée : l’efficience.

L’Etat à la poursuite de l’efficience

Tel un conglomérat, l’Etat a fait de l’amélioration de l’efficience son Graal. Mais l’efficience est problématique en soi pour au moins deux raisons.
Tout d’abord, elle repose sur un système de mesure aboutissant à des résultats chiffrées, sources d’erreurs. Les coûts étant plus faciles à mesurer que les bénéfices, la notion d’efficience peut rapidement prendre une tournure exclusivement économique. Des coûts facilement mesurables deviennent plus faciles à réduire que des bénéfices supposés et moins tangibles. Or, améliorer l’efficience d’une usine, d’un orchestre symphonique ou d’une école est somme toute relativement simple si l’on fait abstraction de la pollution, de la qualité de ma musique ou du niveau d’apprentissage. Une survalorisation des critères économiques pouvant conduire à une dégradation de efficience comprise sous un angle plus sociale.
Ensuite, la notion d’efficience est parfaitement subjective. Un restaurant sera considéré comme efficient par un anglo-saxon si le service y est rapide et courtois tandis qu’un français basera davantage sa réponse sur la qualité de la nourriture. D’autres intégreront le fait que le restaurant propose des plats à emporter ou même de la livraison à domicile, comme un facteur d’efficience. Interrogez les gens au sujet de l’efficience de leur logement et une grande variété de critères d’évaluation émergeront : prix du loyer par rapport à la superficie, localisation géographique, proximité des commerces ou d’écoles, existence d’un parking, performance énergétiques, valeur patrimoniale, etc. Questionnez  un directeur d’hôpital, un soignant ou un patient au sujet de l’efficience d’un établissement, à l’occasion d’une opération subit par un malade. Le directeur de l’hôpital basera sa réponse sur un ensemble de critères médicaux, économiques et politiques. Le soignant, sur les conditions dans lesquels les soins ont pu être apportés. Et le patient, sur l’évolution de sa santé. Autant de réponses qui révèlent des visions différentes et difficile à faire converger. Dans ces conditions, l’efficience peut facilement devenir l’ennemi de la qualité.

L’efficience, nouveau poison de l’Etat

Dans un monde de plus en plus compétitif, la quête de l’efficience – soit l’optimisation maximale des ressources – est devenue une ambition fondamentale pour de nombreuses organisations. L’Etat Français ne fait pas exception à cette tendance. Cependant, la poursuite constante de l’efficience peut, à terme, se révéler plus nuisible qu’utile.
Menace pour le service public – La recherche incessante de l’efficience peut porter atteinte à la qualité des services publics. L’objectif de l’Etat n’est pas de générer du profit, mais d’assurer le bien-être des citoyens en fournissant des services essentiels comme l’éducation, la santé, ou la sécurité. Par exemple, la réduction du personnel dans les hôpitaux au nom de l’efficience a conduit à des soins insuffisants pour les patients, avec des conséquences dramatiques durant la crise sanitaire du Covid-19. De même, dans l’éducation, la volonté d’optimiser les coûts a entraîné une augmentation du nombre d’élèves par classe, impactant la qualité de l’enseignement et la réussite des élèves. Avant l’Etat, des conglomérats privés ont fait les frais de ce type de politique. Air France a cherché à maximiser son efficience en réduisant ses coûts, notamment par le biais de suppressions d’emplois et de réductions des avantages pour les passagers. Résultat, l’entreprise a connu une détérioration de la qualité du service et une grève majeure du personnel en 2018, qui a coûté des centaines de millions d’euros à l’entreprise. General Electric (GE), connue pour son obsession de l’efficience, a connu de graves problèmes suite à une réduction drastique des coûts. En effet, en 2018, GE a dû faire face à des problèmes majeurs dans sa division énergie en raison de défauts de qualité sur ses turbines à gaz, attribués en partie à une recherche d’efficience excessive.
Fragilisation de la cohésion sociale – L’efficience excessive peut nuire à la cohésion sociale. En effet, la réduction des dépenses publiques peut affecter les populations les plus vulnérables, amplifiant les inégalités sociales. L’illustration parfaite de ce phénomène est la réforme de l’assurance chômage, qui visait une plus grande efficience en réduisant les allocations, mais a finalement précarisé des milliers de personnes. De la même manière, la rationalisation des services publics dans les zones rurales, comme la fermeture de bureaux de poste, a renforcé l’isolement de ces territoires, creusant le fossé entre les zones urbaines et rurales. De grands conglomérats en ont apporté la démonstration. Amazon est connu pour sa recherche incessante d’automatisation de nombreux processus. Cependant, cela a conduit à une forte précarisation de ses travailleurs, notamment les préparateurs de commandes et les livreurs, avec des conditions de travail souvent décriées. Uber, la plateforme de VTC a cherché à optimiser son efficience en utilisant un modèle d’emploi flexible basé sur des travailleurs indépendants. Cela a toutefois conduit à une précarisation des chauffeurs et à des contestations judiciaires dans de nombreux pays, y compris la France.
Court-termisme et absence de vision stratégique – La quête de l’efficience peut encourager le court-termisme au détriment d’une vision à long terme. En concentrant les efforts sur la réduction des coûts immédiats, on peut négliger des investissements stratégiques pour l’avenir. Par exemple, les coupes budgétaires dans la recherche et le développement ont affaibli la position scientifique et technologique de la France sur la scène internationale. De même, le manque d’investissement dans la transition écologique, jugé trop coûteux à court terme, pourrait se révéler désastreux à long terme face aux défis du changement climatique.
En conclusion, si l’efficience est une aspiration légitime pour une gestion saine des finances publiques, elle ne doit pas devenir une fin en soi. Il est essentiel de préserver l’équilibre entre l’efficience et les missions de service public, la justice sociale et la vision à long terme, pour garantir le bien-être de tous les citoyens et l’avenir de la nation. Là encore des exemples de conglomérats privés étant tombés dans ce piège, ne manquent pas. Kodak a cherché à maximiser son efficience en concentrant ses efforts sur le marché rentable de la pellicule photographique, au détriment des investissements dans la technologie numérique. Ce court-termisme a finalement conduit à la faillite de l’entreprise lorsque la technologie numérique est devenue dominante. Nokia, au nom de l’efficience, a décidé de rationaliser ses gammes de produits et de se concentrer sur les téléphones mobiles basiques et économiques, négligeant l’innovation dans les smartphones. Cette vision à court terme a mené à la chute de Nokia face à des concurrents comme Apple et Samsung.
Ces exemples démontrent que la recherche d’une trop grande efficience peut également s’avérer contre-productive pour les entreprises privées. Si les dirigeants du privé doivent veiller à trouver un équilibre entre efficience, qualité du service, conditions de travail équitables et vision stratégique à long terme, que doit-on dire de l’Etat. En s’inoculant le poison de efficience, l’Etat imagine t-il s’aventurer dans une destruction créatrice ?