jouvenot.com

Le paradoxe d’Amazon : perdre de l’argent et prospérer quand même

Trimestres après trimestres, Amazon affiche des profits rachitiques, parfois même des pertes, tout en restant une valeur refuge pour Wall Street. Pourquoi les investisseurs continuent-ils de croire en une entreprise qui, sur le papier, semble ignorer la rentabilité ? Derrière cette apparente contradiction se cache une stratégie aussi redoutable qu’innovante.

Des pertes… pas perdues pour tout le monde

Si les marges bénéficiaires sont la boussole des investisseurs traditionnels, alors Amazon navigue en pleine tempête. Comment une entreprise générant des centaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires peut-elle présenter des profits aussi faméliques, voire des déficits ? Faut-il y voir un naufrage programmé ou un changement de paradigme financier ?

Selon Mihir Desai, professeur à Harvard et auteur de How Finance Works, ce qui passe pour des pertes n’est qu’un tour de passe-passe comptable. Amazon ne subit pas ses déficits, elle les orchestre. Plutôt que d’accumuler des bénéfices à court terme, l’entreprise réinjecte systématiquement ses revenus dans l’innovation, la logistique et l’expansion. Elle ne voit pas des dépenses, mais des actifs en construction. Un jeu d’illusionniste auquel Wall Street semble décidée à croire.

Le flux de trésorerie, la seule étoile du berger

Desai insiste sur un point : le bénéfice net ne raconte qu’une partie de l’histoire. La vraie mesure de la puissance d’Amazon réside ailleurs : dans son flux de trésorerie opérationnel. Contrairement aux commerces traditionnels qui doivent maximiser leur rentabilité immédiate, Amazon joue une autre partition.

Son secret ? Un fonds de roulement négatif. L’entreprise encaisse les paiements de ses clients instantanément mais ne règle ses fournisseurs que bien plus tard. Ce décalage crée une réserve de liquidité utilisée pour investir sans relâche. En d’autres termes, Amazon ne cherche pas à afficher des profits immédiats : elle construit l’avenir à coups de milliards.

Un réinvestissement perpétuel

Pourquoi Amazon semble-t-elle toujours à la limite de l’auto-cannibalisation financière ? Parce qu’elle pousse la logique du réinvestissement à l’extrême.

AWS (Amazon Web Services) en est l’exemple parfait. Cette division, aujourd’hui ultra-rentable, a nécessité des milliards de dollars d’investissement avant de devenir la vache à lait du groupe. L’intelligence artificielle, la livraison par drone, les magasins sans caisses… Autant de projets pharaoniques qui ne rapportent pas encore, mais qui garantissent à Amazon une longueur d’avance.

En refusant de se reposer sur ses acquis, Amazon réécrit les règles du capitalisme moderne : la rentabilité est une contrainte à court terme, la domination un objectif à long terme.

L’irrationalité rationnelle des investisseurs

Dans une logique classique, des pertes chroniques devraient dissuader les investisseurs. Pourtant, le cours de l’action Amazon ne cesse de grimper. Pourquoi ?

Parce que les marchés ne financent pas le présent, ils parient sur l’avenir. La valorisation d’Amazon ne repose pas sur ses bénéfices actuels, mais sur la certitude qu’elle deviendra incontournable. En d’autres termes, Wall Street n’investit pas dans ce qu’Amazon est, mais dans ce qu’Amazon sera.

Amazon, un modèle réplicable ?

Peut-on imiter Amazon ? La réponse est nuancée. D’une part, sa stratégie repose sur trois piliers difficiles à réunir :

  • Un flux de trésorerie opérationnel exceptionnellement solide.
  • Une capacité à réinvestir sans pression actionnariale.
  • Une confiance indéfectible des investisseurs.

D’autre part, peu d’entreprises disposent de la même échelle, du même leadership visionnaire et de la même tolérance aux pertes. Ce qui fonctionne pour Amazon pourrait être fatal à d’autres.

Derrière les chiffres, une vision

La leçon d’Amazon est simple : les chiffres ne racontent pas toute l’histoire. Pour comprendre une entreprise, il ne suffit pas de lire ses bénéfices, il faut saisir la vision qui les sous-tend. Amazon ne cherche pas à maximiser ses profits trimestriels, elle cherche à façonner l’avenir du commerce mondial.

Les investisseurs le savent. Et tant qu’ils continueront d’y croire, Amazon poursuivra sa croissance implacable. Perdre de l’argent n’est pas un échec quand cela permet de gagner la guerre.

Notes :

  1. Desai, Mihir. How Finance Works : The HBR Guide to Thinking Smart About the Numbers. Harvard Business Review Press, 2019.
  2. Fonds de roulement négatif : Situation financière dans laquelle une entreprise reçoit des paiements avant de devoir payer ses fournisseurs, ce qui améliore la liquidité.
  3. Amazon Web Services (AWS) : Filiale d’Amazon fournissant des services d’informatique en nuage, devenue l’une des divisions les plus rentables de l’entreprise.
  4. Capitalisation boursière : Valeur totale des actions en circulation d’une entreprise, reflétant la confiance des investisseurs et le potentiel de croissance future.