Shein tue la mode : quand l’algorithme remplace le couturier
En transformant chaque micro-tendance TikTok en produit à 9,99 €, Shein a fait exploser la seconde moitié de la définition du mot « mode » du Robert : ce qui est « adopté par le plus grand nombre ». Mais à ce jeu de duplication éclair, la première moitié de la définition du mot « mode » — « ce qui émerge, s’invente, s’expérimente » — disparaît. Quand l’algorithme remplace l’instinct, la mode cesse d’être un art pour devenir un réflexe.
Quand la mode cesse d’être mode
La mode, selon le dictionnaire Le Robert, est à la fois ce qui émerge dans de petits cercles et ce qui, bientôt, est adopté par le plus grand nombre. Une définition en apparence simple, mais en réalité vertigineuse : elle contient en germe la tension essentielle entre création et diffusion, entre singularité et massification.
Or, le modèle Shein — machine algorithmique à produire du « désirable » en flux tendu — illustre à quel point notre époque a basculé du côté de la seconde moitié de cette définition : celle du grand nombre. Et ce basculement pourrait bien signer la fin de la mode en tant que culture.
Quand le micro devient macro… trop vite
Les plateformes comme Shein ont redéfini la chaîne de valeur de la mode : elles ne diffusent plus ce qui est à la mode, elles le fabriquent à la demande des données. En analysant en continu les signaux faibles des réseaux sociaux — hashtags, tendances TikTok, micro-influences locales — Shein transforme immédiatement les prémices d’une micro-mode en produit disponible à prix dérisoire.
Ce qui, hier, circulait lentement d’un créateur à un cercle d’initiés avant de toucher le grand public, devient aujourd’hui instantanément un bien de masse. La phase de maturation créative disparaît. L’émergence se fait sans incubation, sans expérimentation, sans contradiction — et donc sans véritable innovation (1).
L’industrialisation du fugace
Shein pousse à l’extrême la logique du « fast fashion » : un cycle complet de conception, production, distribution et communication peut tenir en quelques jours. La plateforme ne vend pas des vêtements : elle vend des tendances jetables, produites en micro-séries, ajustées heure par heure selon les réactions des consommateurs.
Le paradoxe ? Cette souplesse extrême n’est pas synonyme de créativité, mais de standardisation. Là où la mode reposait autrefois sur une proposition esthétique — une vision du monde, de la femme, de l’homme, un style, une attitude — Shein propose une succession d’imitations. Le désir n’y est plus orienté par un regard (celui du créateur), mais par une moyenne statistique.
Autrement dit : la mode est devenue la conséquence des clics, non leur cause.
Le règne de la donnée contre l’instinct
Dans le modèle traditionnel, le rôle du directeur artistique, du couturier, consistait à capter les vibrations sociales avant qu’elles ne soient perceptibles par le grand public : à deviner ce qui vient, à pressentir l’air du temps. C’était une démarche intuitive, presque poétique.
Chez Shein, cette fonction est remplacée par l’analyse prédictive. Les algorithmes, nourris de milliards d’interactions, décident ce qui « plaira ». La donnée remplace le flair.
Cette substitution a deux effets : d’une part, elle retire à la mode sa part de mystère ; d’autre part, elle transforme les consommateurs en échantillons statistiques. Ils ne participent plus à une conversation culturelle ; ils valident un calcul.
De la création à la captation
La plateforme n’a pas seulement transformé la production : elle a inversé le rapport entre offre et demande. Là où les marques créaient un désir pour un produit, Shein crée un produit pour un désir déjà exprimé. La plateforme ne prescrit plus ; elle suit. Elle n’interprète pas le monde ; elle le mesure.
Le résultat est fascinant, mais inquiétant : la mode cesse d’être un langage pour devenir un écho. Elle ne dit plus rien sur l’époque ; elle la reflète mécaniquement, en temps réel, sans distance critique.
Une culture en voie d’appauvrissement
Ce déplacement du pouvoir — du créateur vers la plateforme — entraîne un appauvrissement structurel.
Les micro-sphères d’où émergeaient autrefois les tendances (artistes, étudiants, minorités, quartiers, sous-cultures) n’ont plus le temps d’exister. Leurs signes distinctifs sont immédiatement capturés, copiés, dilués. L’émergence, condition de la mode selon Le Robert, est ainsi neutralisée.
La vitesse détruit la profondeur ; la viralité efface la signification.
Là où Chanel ou Margiela proposaient des univers, Shein propose des pixels.
Une illusion démocratique
On pourrait voir dans cette transformation une forme de démocratisation : chacun peut influencer la mode, chacun peut acheter des vêtements « tendance ». Mais c’est une démocratie sans voix : la plateforme interprète les comportements, non les intentions.
Le consommateur croit participer ; en réalité, il alimente un système de recommandation. Il ne choisit pas : il réagit.
Shein incarne ainsi la plateformisation totale du goût : la mode n’est plus un art collectif, mais une boucle d’ajustement automatique.
Vers une sortie de la mode ?
La définition du Robert n’a pas vieilli ; c’est nous qui avons cessé de la comprendre. La mode, disait Roland Barthes, est un système de signes ; or, un système fondé sur la donnée brute ne produit plus de signes, seulement des signaux.
En rendant instantané ce qui devait être progressif, Shein n’a pas seulement accéléré la mode : elle l’a rendue obsolète.
Peut-être faut-il désormais inventer un autre mot pour désigner ce que nous consommons à la place.
Notes et sources
(1) Sangeet Paul Choudary, Reshuffle: How AI, Platforms and Data Are Redefining the Economy, 2025, p. 92-95.
(2) Le Robert, Dictionnaire de la langue française, édition 2025, entrée « mode ».
(3) Roland Barthes, Système de la mode, Seuil, 1967.