L’IA, le degré zéro du style

Dans Le degré zéro de l’écriture, Roland Barthe définissait le style comme « un écart par rapport à une norme littéraire ». Les textes générés par l’IA manquent encore de personnalité et de style. Roland Barthes éclaire ce phénomène avec son concept de degré zéro de l’écriture.
À l’ère des grands modèles linguistiques (LLM), il n’a jamais été aussi facile d’écrire, mais quelque chose cloche. Les rédacteurs, qu’ils soient étudiants ou professionnels, expriment de plus en plus souvent une frustration commune : leurs textes générés par l’IA manquent de personnalité, d’individualité, de style. Si les modèles de langage peuvent prédire et reproduire de grandes quantités de prose humaine, pourquoi leurs résultats semblent-ils si uniformes ? La réponse se trouve peut-être dans la théorie littéraire pionnière de Roland Barthes, en particulier dans son concept de degré zéro de l’écriture.
L’essor des LLM et le paradoxe du style
De plus en plus, l’intelligence artificielle façonne notre façon d’écrire. Des outils tels que ChatGPT, Claude et Gemini peuvent générer n’importe quoi, du rapport d’activité à la poésie, à une vitesse stupéfiante. Pourtant, les utilisateurs se plaignent fréquemment que les textes rédigés par l’IA, bien que grammaticalement irréprochables, semblent souvent fades ou étrangement uniformes. L’ironie est frappante : les LLM sont formés sur des millions de textes provenant de différentes voix humaines, et pourtant ils peinent à créer des styles vraiment distincts.
Ce paradoxe n’est pas seulement un échec de la technologie. Il s’agit plutôt d’un phénomène profondément ancré dans la nature même de l’écriture, que Roland Barthes avait anticipé bien avant l’avènement de l’intelligence artificielle.
Langue, style et écriture : Les trois dimensions de la théorie de Roland Barthes
Dans L’écriture au degré zéro (1953), Barthes décompose l’écriture en trois couches imbriquées : la langue, le style et l’écriture. Comprendre ces distinctions permet d’expliquer pourquoi les textes générés par l’IA manquent souvent d’originalité.
- La langue est le système de communication commun – grammaire, vocabulaire et syntaxe – que tous les écrivains utilisent. Elle est neutre et n’appartient à personne.
- Le style est profondément personnel, façonné par l’histoire, les émotions et les expériences vécues de l’auteur.
- L’écriture est le choix du discours, la manière dont un auteur structure intentionnellement le sens pour s’aligner sur les traditions culturelles, idéologiques ou littéraires.
Les textes générés par l’IA fonctionnent aux premier et troisième niveaux : ils traitent le langage de manière irréprochable et suivent des conventions préétablies. En revanche, ils éprouvent des difficultés avec le style, qui est ni fondé sur des règles ni prévisible.
L’illusion de l’individualité dans les textes générés par l’IA
Certains affirment que les LLM peuvent être entraînés à imiter le style grâce à un réglage fin sur des auteurs ou des genres spécifiques. Mais il s’agit d’une imitation, pas d’une création.
Barthes décrirait probablement cela comme une simulation de style, et non comme le style lui-même. Le véritable style est inséparable de l’expérience vécue par l’auteur. Un modèle d’IA peut arranger les mots à la manière d’Hemingway, mais il ne peut pas être Hemingway.
Le degré zéro de l’écriture : une voie à suivre ?
Barthes considérait l’écriture au degré zéro comme une réponse aux conventions littéraires oppressantes. La question qui se pose est la suivante : les LLM pourraient-ils être exploités de la même manière pour créer une écriture neutre, exempte de style artificiel ?
Certains auteurs utilisent l’IA pour générer de la matière première à retravailler ensuite. Une autre technique émergente est l’ingénierie des prompts, où les auteurs guident les réponses de l’IA en élaborant des demandes très précises. Ces stratégies permettent d’obtenir des résultats plus stylisés, mais elles ne remplacent pas l’expérience corporelle de l’écriture.
L’avenir du style à l’ère de l’IA
Alors que l’IA continue de transformer l’écriture, la question du style reste en suspens. Allons-nous nous adapter à une ère où l’écriture devient plus efficace sur le plan fonctionnel, mais homogénéisée sur le plan stylistique ? Ou allons-nous rechercher de nouvelles formes d’expression qui résistent à l’uniformité ?
Ce qui est certain, c’est que le véritable style ne peut pas être fabriqué – il émerge de la friction entre le langage et l’expérience vécue. L’IA peut aider, affiner et provoquer la créativité, mais elle ne peut pas remplacer l’acte profondément humain qu’est l’écriture. Comme nous le rappelle Barthes, l’écriture est toujours une négociation avec l’histoire, le sens et l’identité, ce qu’aucun algorithme ne peut pleinement saisir. Si Roland Barthes a également écrit « Roland Barthes par Roland Barthes », inciterait-il aujourd’hui Chat GPT à écrire « ChatGPT par ChatGPT » ?
Notes :
Barthes, Roland. Le Degré zéro de l’écriture. Paris: Seuil, 1953.
Barthes, Roland. Le Degré zéro de l’écriture. Paris: Seuil, 1953.