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Jamais le facteur humain n’a autant été un levier de création de valeur

L’entreprise doit anticiper sans attendre les enjeux humains si elle ne veut pas subir ce que son environnement lui imposera. Traduire les choix stratégiques en compétences clés, instaurer des recrutements atypiques, expérimenter l’apprentissage tout en travaillant, reconfigurer les processus RH au moyen des technologies, repositionner les managers au service des collaborateurs, sont autant de défis que Gilles Verrier et Nicolas Bourgeois abordent dans leur livre : Les RH en 2030, en proposant des pistes concrètes. Interview.

 

 

Bonjour Gilles Verrier, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Gilles Verrier : Nous sommes partis d’une première évidence : jamais les transformations de l’environnement de l’entreprise n’ont eu une telle ampleur, qu’elles soient économiques, technologiques, sociologiques, démographiques ou sociétales. La phrase attribuée à Darwin, « Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements » s’applique parfaitement à nos organisations.
Nous avons croisé ce constat avec une seconde évidence : jamais le facteur humain n’a autant été un levier de création de valeur. Il ne s’agit pas là d’une opinion ou d’une prise de position humaniste ou démagogique. Mais de la conséquence directe du glissement progressif du travail d’exécution vers le travail du savoir, dans lequel les personnes gèrent essentiellement des informations et des relations. De ce fait, le facteur humain peut désormais devenir le premier facteur de différenciation d’une entreprise par rapport à ses concurrents.
Une fois ces éléments posés, reste à identifier comment matérialiser ce potentiel de création de valeur. C’est là que les choses se compliquent pour les dirigeants d’entreprise, et en premier lieu pour les DRH. Happés par la gestion du quotidien, a fortiori dans ce contexte de crise sanitaire, bousculés par les transformations évoquées, il est naturel que leurs efforts portent sur « le maintien du navire à flot » plutôt que sur ce qui va lui permettre d’atteindre les destinations futures.
La question qui leur est posée est la suivante : aujourd’hui, au regard de ce que sont les transformations que subit l’entreprise et le potentiel de création de valeur par le facteur humain, comment s’y prendre pour ne pas en rester au discours ?
Toute l’ambition de notre ouvrage est là : aider ces dirigeants à construire un futur désirable, en leur fournissant 30 pistes concrètes qui leur permettront de réinventer l’entreprise. Il s’agit donc d’un travail de prospective « orientée », puisque la matérialisation de ces pistes dépend d’une décision de l’entreprise, puis d’une action déterminée pour les mettre en œuvre.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

G.V. : Notre ouvrage a pour objectif premier d’aider l’entreprise à transformer ses réalités concrètes. Il serait donc logique que je retienne une des 30 fiches pratiques, illustrant chacune le premier pas qui peut être réalisé pour préparer 2030 sur une des 30 thématiques. Mais le choix est difficile. Je répondrai donc ici plutôt le début de notre conclusion.
« Le modèle humain décrit dans cet ouvrage se veut cohérent. Les choix sur lesquels il est construit ont un objectif sans ambiguïté : permettre à l’entreprise de capitaliser sur le facteur humain pour assurer son développement. Ce modèle conduit à positionner le DRH à la fois comme l’architecte des transformations, mais aussi comme celui qui pousse à la réflexion, qui réalise pour partie, qui sensibilise et mobilise les autres acteurs.
Nous avons souligné que ce modèle nous paraît non seulement souhaitable, mais aussi nécessaire pour prendre en compte les transformations à l’œuvre dans notre société. Est-il réaliste ? Sans attendre 2030, les DRH se heurtent trop souvent à de multiples contraintes dans leur volonté d’impulser des projets cohérents avec ce modèle.
L’activité de l’entreprise se situe en effet à l’articulation de trois dimensions : les enjeux sociétaux, le système économique en place et le modèle humain mobilisable. Le capitalisme industriel avait structuré un ensemble cohérent, assurant le développement de la consommation de masse au service d’une rentabilité moyen terme en s’appuyant sur le modèle taylorien ou néo-taylorien.
Avec le développement du capitalisme financier, il y a désormais une divergence croissante entre ce système économique et les enjeux sociétaux à traiter. Quant au modèle humain mis en œuvre dans l’entreprise, il est écartelé entre les deux, avec une fonction RH qui s’emploie au quotidien à réduire cette tension. Tout l’enjeu pour 2030 porte sur le réalignement de ces trois dimensions. »

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

G.V. : Ce sont en premier lieu celles qui correspondent à des évolutions sociétales. Je pense à la puissance des démarches d’animation sur des éléments comme la mission de l’entreprise, son projet, ses valeurs, en réponse au besoin de sens qui explose dans nos sociétés. Je veux également parler des modèles managériaux émergents, basés sur l’esprit de responsabilité, l’autonomie et la confiance, correspondant au positionnement de plus en plus adulte des personnes dans la vie hors travail. Je pourrais évoquer enfin l’émergence d’un manager positionné comme ressource pour ses collaborateurs, en parallèle de la transformation des modes d’autorité dans toutes les sphères de notre vie.
Certaines entreprises peuvent en rester aux modèles anciens. Mais « l’élastique se tend » entre ce que vivent leurs collaborateurs au travail et ce qu’est leur vie hors travail. Tôt ou tard, elles devront s’aligner. Sauf à avoir disparu d’ici là du fait de ces désalignements.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

G.V. : Aborder les enjeux humains de l’entreprise avec une approche de gestionnaire du quotidien est bien sûr indispensable. Mais ne nous enfermons dans cette seule approche, sans autre ambition. Cela reviendrait à passer à côté de l’opportunité majeure pour l’entreprise pour les prochaines décennies : capitaliser sur le potentiel incroyable de ses collaborateurs.
Ce potentiel est illimité pour deux raisons. La première renvoie à la nature du travail. Hier, avec un travaillé normé, l’engagement des collaborateurs avait peu d’impact sur leur performance, donc sur celle de l’entreprise. Désormais, alors que le contenu du travail s’est transformé et que la performance dépend de la capacité d’initiative du collaborateur, son niveau d’engagement a un effet démultiplicateur.
La seconde renvoie à un constat : une entreprise peut désormais faire la différence par rapport à ses concurrents sur ses marchés à partir des expertises qu’elle maîtrise. Développer sa capacité à attirer et à retenir des profils pointus (alors que les pénuries de compétences vont être démultipliées dans les années à venir), développer en continu ses collaborateurs, créer les conditions pour que le contenu du travail lui-même soit apprenant : ces axes constituent désormais des leviers pour accroître le chiffre d’affaires et le résultat de l’entreprise.
Nous sommes entrés dans une phase de notre histoire économique ou l’individu au travail n’est plus seulement un coût et une contrainte. Sous réserve de procéder à ses choix RH en fonction de leur contribution à l’économique, l’entreprise peut faire de ses collaborateurs un facteur premier de création de valeur, avec un retour sur investissement mesurable.

 

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

G.V. : Je reprendrais volontiers les mots du poète latin Térence : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Pour être plus prosaïque, ce qui va se jouer dans l’entreprise lorsque nous sortirons de cette crise sanitaire sera passionnant. D’un côté des collaborateurs dont la quête de sens n’aura jamais été aussi importante, de l’autre des entreprises qui se seront détournées du sujet pendant cette période. D’un côté des collaborateurs qui auront réévalué la valeur de la contribution qu’ils apportent et donc renforcé leurs attentes, de l’autre des entreprises qui seront plutôt centrées sur les économies à réaliser. Ces décalages pourraient avoir des conséquences importantes sur l’engagement des collaborateurs. Sauf dans les entreprises qui sauront prendre à bras-le-corps l’enjeu de redynamisation de leurs collaborateurs.

 

Merci Gilles Verrier

 

Merci Bertrand

 


Le livre : Les RH en 2030 – 30 pistes concrètes pour réinventer l’entreprise, Gilles Verrier , Dunod, 2020

 

Gilles Verrier a assuré des responsabilités RH dans des groupes renommés : Philips, Elf, Unilever, avant d’être DRH du Groupe Decathlon. Il dirige Identité RH, le cabinet de conseil en ressources humaines, organisation et management qu’il a créé. Il est par ailleurs Professeur Associé à Dauphine après l’avoir été à Sciences Po pendant dix ans. Son dernier ouvrage, coécrit avec Nicolas Bourgeois et paru en juin dernier, porte sur « Les RH en 2030 ».