Metaverse, le luxe à la dérive
Grisé pas son succès, l’industrie du luxe s’aventure périlleusement dans le Metaverse. Un choix qui contribuera soi à galvauder un peu plus le luxe, soi qui érigera pour de bon ses marques en icônes culturelles.
La ville n’est plus polluée, les rues sont vides et propres, aucun embouteillage ne génère de concerts de klaxons, les poubelles ne débordent plus et aucun sans-abri ne fait la manche. Vous n’êtes pas dans une ville confinée, mais bien dans le Metaverse. D’ailleurs, une passante arborant un sac de luxe virtuel acheté plusieurs milliers de dollars, croise deux jeunes portant fièrement des sneakers désignés spécifiquement pour le Metaverse, dans une rue qui ressemble à s’y méprendre à un mixte de la Cinquième Avenue (New York), Causeway Bay (Hong Kong), New Bond Street (Londres), Via Monte Napoleone (Milan) et l’Avenue des Champs-Élysées. Un tel décor était-il imaginable hier pour des marques de luxe ?
Traditionnellement le luxe s’est bâti sur un certain nombre d’exigences, dont la profession n’aurait pas imaginé déroger : matières d’exception, inaccessibilité relative des produits, distribution sélective, créativité, excellence, sur-mesure, rareté… Puis les germes de l’ouverture du secteur à d’autres univers comme le cinéma, le sport ou l’art sont apparus. En parallèle et sous l’impulsion des groupes LVMH, la Compagnie Financière Richemont, Kering (ex. PPR), Swatch Group, Estée Lauder, Luxottica Group, Chanel Limited, le secteur historiquement artisanal s’est peu à peu transformé en une industrie organisée en multinationales devenues de véritables machines de guerre marketing. Les années récentes ont accéléré leur percée dans l’hôtellerie, la gastronomie et intensifié leurs liaisons dangereuses entretenues avec des univers pourtant éloignés des leurs : médias sociaux, gaming, rap, sport fitness, bien être mental… La crise de la Covid a tout précipité. A-t-elle fait franchir le pas de trop au luxe ?
Depuis deux ans le luxe voit dans le Metaverse son nouvel eldorado. Les marques de luxe y ont ouvert des boutiques virtuelles, ont participé à des Fashion Weeks virtuelles, se sont associées à de célèbres jeux en ligne, ont lancés des produits ou des collections virtuelles dédiées au Metaverse et même créé des égéries virtuelles. Derrière ces initiatives se cachent une stratégie à double tranchant pour le luxe, consistant à proposer simultanément un luxe réduit à sa seule dimension ostentatoire aux uns et des produits dérivés aux autres.
Depuis une dizaine d’années l’écart de prix entre les produits de luxe les plus chers, comme des montres pouvant dépasser les centaines de milliers de dollars, et les produit de « luxe » les moins chers n’a cessé de s’amplifier. La profession chuchote en coulisse des mots tels que galvauder, compromission ou dénaturation en parlant du luxe. Avec le Metaverse, cette polarisation des prix se poursuit autrement.
Les uns achètent sous forme de NFT le privilège de pouvoir posséder un sac virtuel que leur avatar (la version d’eux-mêmes dans le Metaverse) pourra porter dans le monde virtuel. Plus de matière rare, plus de relation sensuelle avec un bien d’exception, mais simplement la possibilité de montrer qu’il nous est possible de nous offrir malgré un prix très élevé et plus que médiatisé, un objet purement virtuel, la simple image d’un produit de luxe.
Les autres ne sont pas oubliés des marques de luxe, puisqu’elles leurs proposent de plus en plus de collections de produits virtuels imaginés spécifiquement pour le Metaverse (sacs, bijoux, chaussures…), à des prix inférieurs à ceux des produits qu’elles vendent dans le monde physique. Leur intention est de capter notamment une clientèle jeune et avide de luxe. Faute de pouvoir pousser la porte d’une boutique de luxe et d’y faire son shopping (ou de s’offrir le it-bag du Metaverse du moment), le plus grand nombre peut acquérir une version numérique de ce qu’aurait pu être un produit de luxe (s’il avait effectivement existé dans le monde réel), tels les visiteurs du Musée du Louvre qui repartent en nombre avec une carte postale ou une affiche de la Joconde.
Un grand écart de l’offre de luxe qui vient se superposer à une répartition des richesses de plus en plus polarisée dans la plupart des pays. Une stratégie permettant aux plus riches de rappeler qu’ils le sont. Une stratégie inclusive aussi, visant à associer une clientèle historiquement éloignée du luxe, en lui offrant de pouvoir enfin participer à une version fantasmée d’un monde où le luxe fait danser les apparences.