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L’IA va infecter votre entreprise – mais pas comme vous l’imaginez

Le virus le plus redoutable ne ciblera ni les serveurs ni les données, mais la culture d’entreprise elle-même. Il se propage insidieusement, érodant la responsabilité individuelle et le discernement humain. Ignoré trop longtemps, il pourrait avoir des conséquences désastreuses.

Le virus le plus dangereux ne s’attaquera ni aux serveurs ni aux données sensibles. Il frappera au cœur même de la culture d’entreprise, engendrant une pathologie insidieuse. Non pas un fléau technologique, mais un mal pernicieux issu des travers humains dans l’adoption de l’IA. À l’image des réunions inutiles et des communications fragmentées qui gangrènent déjà les organisations, ce mal silencieux prolifère déjà. Il contamine les esprits, ronge la responsabilité individuelle et délite le jugement humain. Si les entreprises ne détectent pas rapidement ses symptômes, les conséquences pourraient être désastreuses.

Trop de communication tue la communication

À l’ère de l’hyperconnexion, la surabondance d’échanges est devenue un fléau corporatif. Multiplication des canaux – emails, messageries instantanées, visioconférences, réseaux internes –, saturation cognitive, perte de temps… La promesse d’une communication fluide s’effondre sous son propre poids. Une étude de McKinsey révèle que nous consacrons en moyenne 28 % de notre semaine à gérer nos emails et 20 % supplémentaires à « partir à la chasse aux informations » en interne. Résultat ? Attention fragmentée, productivité en berne et engagement en chute libre.

La Harvard Business School enfonce le clou : les interruptions dues à une communication excessive coûtent jusqu’à six heures de travail effectif par semaine et par employé. Les neurosciences confirment ce phénomène inquiétant : le passage constant d’une tâche à l’autre réduit l’efficacité cognitive de 40 %.

Pire encore, cette inflation verbale ne se limite pas à la quantité. Elle contamine aussi la qualité. La communication numérique, privée de nuances et d’intelligence émotionnelle, crée des quiproquos, favorise l’inaction et dilue les responsabilités. Bain & Company précise que 63 % des cadres jugent la communication interne de leur entreprise inefficace. La solution ? Réduire le bruit. Mieux vaut communiquer moins, mais mieux.

Trop de réunions paralysent l’organisation

Dans le monde du travail, les réunions sont devenues un rituel immuable. Personne ne les remet en question, malgré leurs effets délétères maintes fois constaté. Pourtant, elles vampirisent les ressources et grèvent la performance des entreprises.

Chaque année, aux États-Unis, 1,4 milliard de dollars sont engloutis dans des réunions improductives, soit 8 % du PIB national. Chez Xerox, le coût de ces rassemblements atteint 100 millions de dollars par an. Les DRH estiment que 15 % des coûts salariaux sont directement imputables aux réunions. Inquiétant ? Certainement. Étonnant ? Pas vraiment.

Steven G. Rogelberg, dans son ouvrage The Surprising Science of Meetings, révèle que 71 % des cadres jugent leurs réunions inutiles. La recherche est formelle : au-delà de sept participants, la productivité collective s’effondre, chutant de 10 % à chaque ajout de participant. En outre, les réunions dépassant une heure favorisent la « flânerie sociale », ce phénomène psychologique où l’effort individuel diminue parce que la responsabilité se dilue dans celle du groupe.

Malgré ces évidences, rares sont les entreprises qui osent une cure de désintoxication. Le cercle vicieux de la réunionnite persiste, empêchant toute avancée significative.

Trop d’IA menace l’entreprise

Un troisième fléau, plus insidieux encore, se répand dans l’entreprise : le mésusage de l’intelligence artificielle. Contrairement aux craintes sécuritaires liées aux cyberattaques, cette pathologie ne s’attaque pas aux systèmes informatiques, mais bien au jugement humain.

Si l’IA pourrait générer 13 000 milliards de dollars de valeur économique d’ici 2030, 70 % des projets échouent, non pas pour des raisons techniques, mais par mauvaise implantation et incompréhension. De plus en plus d’employés délèguent aveuglément des décisions complexes à des algorithmes, victimes du biais d’automatisation, cette tendance à surestimer les capacités des machines. Une étude de la Harvard Business Review révèle que 88 % des managers s’en remettent régulièrement aux recommandations de l’IA sans chercher à en comprendre les mécanismes sous-jacents.

En parallèle, l’IA érode les compétences essentielles des entreprises. Une recherche du MIT montre que les organisations trop dépendantes de l’IA souffrent d’une baisse de créativité, d’innovation et d’adaptabilité. Leurs équipes, passives, ne remettent plus en question les décisions algorithmiques, créant un angle mort stratégique.

Pire encore, selon Deloitte, 65 % des entreprises n’ont mis en place aucune gouvernance claire autour de l’IA. Absence de cadre, dérives éthiques, manque de transparence… L’adoption précipitée de l’intelligence artificielle, sans garde-fous ni formation adéquate, transforme cet atout technologique en un risque majeur.

Remèdes et solutions : réapprendre à penser avec l’IA, et non à travers elle

Les signes avant-coureurs de cette nouvelle pathologie sont pourtant perceptibles pour qui sait les observer. Un désengagement progressif des collaborateurs face aux décisions automatisées, une baisse du sens critique, une dépendance croissante aux outils prédictifs au détriment de l’instinct professionnel… Autant d’indices révélateurs d’un affaiblissement du rôle humain dans les processus de décision.

Les symptômes les plus visibles aujourd’hui se traduisent par des erreurs stratégiques non anticipées, une rigidité face aux imprévus et un nivellement des compétences vers le bas. Lorsque les collaborateurs se contentent de suivre les recommandations d’un algorithme sans les remettre en question, l’entreprise perd en agilité et en capacité d’innovation. Les réunions se transforment en simples validations des choix faits par des modèles, réduisant l’intelligence collective à une chambre d’écho de décisions automatisées.

Pour remédier à cette dérive, plusieurs pistes sont à explorer. Former les équipes à une meilleure compréhension des limites de l’IA, instaurer des garde-fous humains dans le processus de validation des décisions, encourager une culture de la remise en question constructive… L’IA ne doit pas être un substitut, mais un outil d’aide à la décision, utilisé avec discernement et responsabilité. L’entreprise de demain ne sera pas celle qui aura adopté l’IA le plus rapidement, mais celle qui aura su l’intégrer intelligemment, en préservant l’essence même de son intelligence collective.

L’entreprise moderne est à la croisée des chemins. D’un côté, la technologie offre des opportunités sans précédent. De l’autre, une communication anarchique, une inflation de réunions et une gouvernance déficiente de l’IA menacent son fonctionnement optimal. Les dirigeants qui sauront identifier ces pathologies et agir avec lucidité façonneront l’avenir. Les autres subiront la contamination. Et si on soignait le mal par le mal : en commençant par utiliser l’IA pour régler les problèmes des réunions et du trop plein de messages ?

Sources :

Chui, M., Manyika, J., Bughin, J., Dobbs, R., Roxburgh, C., Sarrazin, H., Sands, G., & Westergren, M. (2012). The social economy: Unlocking value and productivity through social technologies. McKinsey Global Institute. Consulté le 13 mars 2025. Disponible sur : https://www.mckinsey.com/industries/technology-media-and-telecommunications/our-insights/the-social-economy

[2] Perlow, L. A., & Porter, J. L. (2009). « Making Time Off Predictable—and Required », Harvard Business Review, octobre 2009, pp. 102-109. Disponible sur : https://hbr.org/2009/10/making-time-off-predictable-and-required

[3] Rubinstein, J. S., Meyer, D. E., & Evans, J. E. (2001). « Executive Control of Cognitive Processes in Task Switching », Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, vol. 27, no. 4, pp. 763-797. DOI: 10.1037/0096-1523.27.4.763.

[4] Rigby, D., Elk, S., & Berez, S. (2018). Rebooting Internal Communication in the Digital Era. Bain & Company Insights. Consulté le 13 mars 2025. Disponible sur : https://www.bain.com/insights/rebooting-internal-communication-in-the-digital-era/

[5] Mankins, M. C., Brahm, C., & Caimi, G. (2014). « Your Scarcest Resource », Harvard Business Review, mai 2014, pp. 74-80. Disponible sur : https://hbr.org/2014/05/your-scarcest-resource

[6] Rogelberg, S. G. (2019). The Surprising Science of Meetings: How You Can Lead Your Team to Peak Performance, Oxford University Press.

[7] Woolley, A. W., Chabris, C. F., Pentland, A., Hashmi, N., & Malone, T. W. (2010). « Evidence for a Collective Intelligence Factor in the Performance of Human Groups », Science, vol. 330, no. 6004, pp. 686-688. DOI: 10.1126/science.1193147.

[8] Karau, S. J., & Williams, K. D. (1993). « Social Loafing: A Meta-Analytic Review and Theoretical Integration », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 65, no. 4, pp. 681-706. DOI: 10.1037/0022-3514.65.4.681.

[9] Bughin, J., Seong, J., Manyika, J., Chui, M., & Joshi, R. (2018). Notes from the AI frontier: Modeling the impact of AI on the world economy. McKinsey Global Institute, septembre 2018. Consulté le 13 mars 2025. Disponible sur : https://www.mckinsey.com/featured-insights/artificial-intelligence/notes-from-the-ai-frontier-modeling-the-impact-of-ai-on-the-world-economy

[10] Wilson, J., & Daugherty, P. (2018). « Collaborative Intelligence: Humans and AI Are Joining Forces », Harvard Business Review, juillet-août 2018, pp. 114-123. Disponible sur : https://hbr.org/2018/07/collaborative-intelligence-humans-and-ai-are-joining-forces

[11] Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2017). « The Business of Artificial Intelligence », Harvard Business Review, juillet 2017, pp. 3-11. Disponible sur : https://hbr.org/cover-story/2017/07/the-business-of-artificial-intelligence

[12] Deloitte (2023). State of AI Ethics Report 2023. Deloitte Insights, avril 2023. Consulté le 13 mars 2025. Disponible sur : https://www.deloitte.com/global/en/insights/topics/artificial-intelligence/state-of-ai-ethics-report-2023.html