Les défis et les contradictions du digital pour l’homme
Le digital est déstabilisant pour l’homme, la société et même l’humanité, car pour la première fois, la mise en commun des énergies individuelles pourrait ne plus leurs être profitable. La gestion de l’équilibre entre la préservation des libertés individuelles et le maintien de l’ordre social sera décisive.
L’homme en lutte avec lui-même
L’histoire de l’humanité s’est faite à travers la constitution de sociétés. Et comme le rappelait si bien Henri Bergson : « La société qui est la mise en commun des énergies individuelles, bénéficie des efforts de tous et rend à tous leurs efforts plus facile. » Un terrible dilemme en découle. La société ne peut subsister que si elle se subordonne l’individu, elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposées, qu’il faudrait réconcilier. Chez les insectes, la première condition est seule remplie. Les sociétés d’abeilles ou de fourmis sont admirablement disciplinées et unies, mais figées dans une immuable routine. Si l’individu s’y oublie lui-même, la société oublie aussi sa destination : l’un et l’autre, en état de somnambulisme, fond et refond indéfiniment le tour du même cercle, au lieu de marcher droit en avant, vers une efficacité sociale plus grande et une liberté individuelle plus complète. Seules les sociétés humaines gardent en tête ces deux buts à atteindre. En lutte avec elles mêmes et en parfois en guerre les unes contres les autres, elles cherchent par frottements successifs, par des chocs, à arrondir les angles, à user les antagonismes, à éliminer les contradictions, à faire que les volontés individuelles s’insèrent sans se déformer dans la volonté sociale et que les diverses sociétés entrent à leur tour, sans perdre leur originalité ni leur indépendance, dans une société plus vaste : la communauté humaine.
Le digital comme révélateur
Le digital n’a fait que raviver cette problématique, cette contradiction, ce dilemme. Du coté des individus, le numérique ne leur a jamais donné autant l’occasion et les moyens de se mettre en avant, de s’exprimer et de renvoyer au reste de la société leurs images de sois et de véhiculer le sentiment de leur nouvelle puissance.
Par-delà l’illusion que produirait le numérique, d’individus devenus plus puissant que jamais, on ne peut ignorer ni contester qu’Internet a joué un rôle décisif lors du printemps arabe, ou plus proche de nous, dans l’embrasement du mouvement des gilets jaunes.
De petits groupes d’individu peuvent également user d’Internet pour, en se réunissant et se constituant en entreprise, créer de nouveaux acteurs tels Facebook, Twitter ou WeChat, dont l’impact sur les sociétés et notre époque n’est plus à démontré.
Les tensions entre individus et sociétés en ressortent grandies. Il faut canaliser, organiser, orchestrer, réguler, tout en ménageant les susceptibilités ou plutôt les libertés individuelles. Les Etats ont du pain sur la planche.
Vers une nouvelle posture de l’Etat ?
Les sociétés se sont dotées d’Etat pour les réguler.
La dimension culturelle joue à plein et révèle à elle seule des conceptions de l’individu, de l’Etat et des libertés très différentes. On pensera naturellement aux USA et à la Chine. Les premiers encourageants volontiers l’exploit individuel, l’audace, l’initiative et l’entrepreneuriat. Le second, guidant davantage les pas des individus à l’intérieur d’un carcan psychologique, culturel, historique et politique dans lequel la société prévaut, sur la famille qui elle-même prévaut sur l’individu.
Plus prosaïquement, les Etats ont aussi adopté des postures concernant la manière de jouer leur rôle : état protecteur, état régulateur, état providence, état gendarme, état fort… Mais le caractère parfaitement transnational de la révolution digitale leur complique grandement la tâche. Si des individus ont enfreint les lois françaises, relatives à la régulation du transport en taxi dans le pays, en lançant Uber, ils étaient américains et non français. La même chose pourrait s’écrire au sujet de Skype, Paypal, Airbnb. Mais les Etats peine encore à réguler pour leur propre territoire, à réguler ensemble dans le cadre d’instance trans-étatiques telles que l’Europe ou même mondialement, faute d’une gouvernance mondiale qui fonctionnerait parfaitement bien.
Véritable cheval de Troie venu s’immiscer dans les vies de l’homme moderne, le digital ressemble à un cadeau mais contient peut-être, caché en lui un groupe d’hommes mené par Ulysse et n’attendant que la nuit pour aller égorger les Troyens. Mais pour qui travaille Ulysse et qui sont les Troyens ? Une question qui ne manquera pas de susciter le débat parmi les prétendants au leadership du monde, au sein d’instances qui reste à inventer.