Les couturiers ont-ils perdu le sens du rythme ?
Les professionnels de la mode ont coutume de distinguer les couturiers selon qu’ils ont un univers ou qu’ils sont de purs stylistes. Parmi les premiers, aucun ne semble être parvenu à se libérer de son univers propre, au point même de s’y enfermer parfois. Ni de s’être inventé plusieurs univers successifs. La mode n’a peut-être pas encore trouvé son David Bowie.
Quelle place trouverait un vêtement de Lanvin, de Martin Margiela, de Balenciaga, de Dries Van Noten, de Jean Paul Knott, de Jil Sanders, d’Issey Miyake, d’Heidi Slimane ou de Franck Sorbier au sein de l’univers peuplé de matelots jeunes et imberbes de Jean Paul Gaultier, de celui rempli d’arlésiennes et d’accents espagnols de Christian Lacroix, de personnages et de décors à la Francis Scott Fitzgerald de Ralph Loren, d’ambiance bohème et colorée de Kenzo, de nuits remplies de sexe de Tom Ford? Aucune, puisque les premiers sont avant tout des stylistes, obsédés par le vêtement et attachés à préserver, moderniser, actualiser ou régénérer le style d’une maison, parfois la leur, parfois celle qu’ils servent avec leur talents.
Par-delà le vêtement, les seconds nous attirent dans un univers qui les inspire, les nourrit, autant qu’il sert de décor et d’ambiance aux collections qu’il accueille. Souvent associés à leurs débuts, ces univers finissent par marquer les créateurs, qui peinent à s’en défaire, si tant est qu’ils veuillent s’en affranchir ou que cela soit même souhaitable. Dans le même temps, les défilés s’enchaînent au son de musiques soigneusement choisies pour l’occasion. Tandis qu’à l’instar des plus grands couturiers, David Bowie a su nous offrir une succession d’univers : le monde extra-terrestre de Ziggy Stardust, l’ambiance plus onirique d’Aladdin Sane, jusqu’à ceux plus sombres d’Halloween Jack, du Thin White Duke, en passant par l’ambiance plus urbaine et réaliste de Let’s Dance. Loin s’en faut, l’artiste est celui qui a poussé le plus loin l’hybridation entre un goût de la modernité et de l’exploration et une vraie sensibilité européenne. David Bowie est parvenu à s’imposer en homme globalisé, oscillant constamment entre monde réel et imaginaires, entre un style propre et les modes, imposant toujours son propre rythme.
Pourquoi les créateurs de modes, les couturiers, les directeurs artistiques, ne sont pas encore parvenu à un tel renouvellement artistique ?
Parce qu’ils sont des créateurs et non des créatures. Là où les premiers vivent dans la contrainte de produire des vêtements qui, même s’ils peuvent être hors du commun, devront quoi qu’il en soit rester portables, du moins le temps des quelques minutes que durent un défilé de mode, l’artiste David Bowie n’est pas seulement créateur, mais également créature. Loin des contraintes liées au fait de devoir servir une maison de mode qui l’emploierait, d’harmoniser un style avec des modes ou des goûts du moment, Bowie est tout autant créateur que création. Son propre corps devenant le point de départ des personnages qu’il créera et des histoires qu’il leur fera vivre dans des imaginaires qu’il leur aura taillés sur mesure.
Parce que la mode a son implacable calendrier, dicté par des saisons qui dépendent du soleil, là où David Bowie, décidément plus lunaire, s’en émancipera. En couture, pourquoi changer de décor, puisqu’il faut changer le vêtement d’une saison à l’autre? D’ailleurs, en a–t-on le temps, les moyens ou tout simplement l’audace ?
Parce que le quotidien dans lequel vivent les maisons de mode empêche d’avoir une vision à plus long terme ? Alors que les historiens s’accordent pour dire que le 20ème siècle n’a réellement commencé qu’en 1914, David Bowie se plaisait à dire que le 21ème siècle avait démarré dans les années 70. Se posant par la même occasion en artiste éclaireur.
Bowie se jouait de la mode, jouait avec elle, l’utilisait ou la lançait, quand les couturiers cantonnent encore aujourd’hui la musique à un second rôle, à celui d’un simple élément parmi tant d’autres, destinés à composer aux mieux une ambiance, souvent un fond sonore, pour une collection présentée fugitivement, à quelques happy few. D’ailleurs, lorsqu’il scandait « «Dance with me – Don’t dance with me » (Danse avec moi – Ne danse pas avec moi) dans la chanson Fashion de l’album Scary Monsters, Bowie ne nous rappelait-il pas sa distance avec la mode ?