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L’entreprise est-elle devenue misanthrope

Dans son essai L’Homme révolté, Albert Camus affirme que « mal nommer les choses, ajoute au malheur du monde ». Aujourd’hui, le terme « savoir-être », utilisé dans le contexte professionnel pour évaluer les qualités personnelles des employés, illustre le propos de Camus. Pire, il voile peut-être une mise à l’écart de l’être.

 

Le « savoir-être », souvent mis sur un piédestal dans les critères d’évaluation professionnelle, peut être perçu comme un fourre-tout vague où l’on range toutes les compétences non techniques, de la ponctualité à la capacité d’écoute. Mais quelles réalités précises cache cette expression? Elle englobe une variété si large de traits qu’elle en devient presque insignifiante, rendant sa mesure subjective et souvent biaisée par les perceptions personnelles du management.

 

Le second problème avec le « savoir-être » est son potentiel arbitraire. En l’absence de critères clairs et mesurables, l’évaluation du savoir-être peut facilement devenir un exercice de préférences personnelles, où le favoritisme et les préjugés inconscients prennent le dessus. Cette subjectivité peut conduire à des injustices dans les promotions, les embauches et les licenciements, éloignant l’évaluation de la performance réelle.

 

En mettant l’accent sur le savoir-être, les entreprises risquent de minimiser l’importance des compétences techniques et pratiques. Ce déplacement de focus peut non seulement dévaloriser les compétences spécialisées mais aussi décourager les employés de développer des compétences techniques, qui sont pourtant cruciales pour la performance organisationnelle. Mais plus fondamentalement, c’est à une remise en question de l’être à laquelle nous assistons.

 

Savoir-être ou ne pas être ?

La notion philosophique de l’« être » a traversé les siècles, depuis les réflexions métaphysiques de Platon et Aristote jusqu’aux explorations existentielles de Heidegger et Sartre. Pour Heidegger, l’être se définit par le Dasein, l’existence consciente qui se distingue par une capacité à se projeter dans le futur tout en étant enracinée dans le présent. Sartre, quant à lui, voit l’existence précéder l’essence, où l’être humain est d’abord un projet en soi avant d’être défini par des traits ou des caractéristiques. Ces conceptions philosophiques suggèrent un état d’authenticité et de potentiel individuel, où l’individu est libre de se définir.

Cependant, en milieu professionnel, le terme « savoir-être » souvent convoqué semble entrer en contradiction avec cette idée de l’être. Lorsqu’une entreprise impose des attentes de « savoir-être », elle définit en fait un cadre de comportements désirables qui, bien qu’utiles pour la cohésion et l’efficacité organisationnelle, peuvent limiter l’expression individuelle. Les employés sont encouragés, voire contraints, d’adopter des comportements standardisés qui reflètent les valeurs et les normes de l’entreprise plutôt que leur propre essence ou leur projet d’être.

Cette standardisation peut mener à une homogénéisation où les individus, au lieu de se définir librement, se transforment en acteurs jouant des rôles prédéterminés pour satisfaire des critères corporate. Ce phénomène peut être observé dans la façon dont certains employés modifient leur comportement en fonction des attentes de leur environnement professionnel, mettant de côté leurs propres traits et caractéristiques au profit d’une performance de « savoir-être » convenable. Par exemple, un employé naturellement introverti pourrait se forcer à adopter un comportement extraverti si la culture de l’entreprise valorise la sociabilité et la participation active aux réunions.

Cette situation pose la question de savoir si l’individu, en conformant son comportement aux attentes du « savoir-être » de l’entreprise, s’éloigne de son propre être, de sa vérité intérieure. La contrainte de s’adapter à un modèle idéalisé de comportement professionnel peut conduire à un conflit interne où l’individu se sent dépossédé de son authenticité, ce qui est en contradiction avec les théories philosophiques qui valorisent l’expression unique et authentique de l’être.

 

 

En fin de compte, le choix des mots que nous employons pour évaluer et définir nos collègues ne doit pas être pris à la légère. Ils façonnent non seulement nos perceptions mais déterminent aussi la manière dont nous interagissons et valorisons l’autre dans notre espace de travail. Après tout, comme l’écrivait Shakespeare, la question demeure : être ou ne pas être, telle est la question. Dans le contexte professionnel actuel, il semblerait que nous devions être — véritablement être — plutôt que paraître.