Le luxe préfère se saborder que d’avouer avoir vendu son âme

En détruisant leurs invendus, les grandes marques de luxe montrent combien la notion de luxe reste fragile. En faisant mine de se détacher de la dimension purement matérielle de leur activité, pour en privilégier le caractère symbolique, les maisons de luxe s’enferrent dans une posture les ayant déjà conduit à oublier l’essence même de leur métier.
La crise n’épargne personne, pas même les maisons de luxe, qui se gardent bien de reconnaître leurs difficultés. Une pratique récente a émergé. Elle consiste à littéralement détruire, en fin de saison, les produits invendus, quelle qu’en soit leur valeur. Le phénomène est sorti de l’ombre lorsque l’enseigne de luxe britannique Burberry a indiqué, dans son rapport annuel, avoir « détruit physiquement » l’an passé (2017) des articles pour une valeur de 28,6 millions de livres, soit quelque 31 millions d’euros. Même si la marque a expliqué son geste en précisant que ces destructions concernaient des produits de beauté, faisant suite à la cession de sa licence parfums et cosmétiques au groupe américain Coty, il s’agit d’une pratique courante pour les groupes de luxe, qui ne font ni soldes ni déstockages et veulent éviter à tout prix que leurs vêtements ou sacs n’atterrissent sur des marchés parallèles.
Un acte aussi radical révèle à lui seul les chemins dangereux sur lesquels se sont engagées les marques de luxe ces dernières décennies : entretien de la confusion entre luxe et mode, massification de la production et de la diffusion éloignant le luxe de la rareté dont il a besoin, complaisance avec une clientèle confondant parfois cherté et luxe, égarements dans les choix des directeurs artistiques, accentuation des relations consanguines avec certains médias…
Plus fondamentalement, cette pratique renvoie à la théorie du potlatch[1]. Dans le monde tribal, le potlatch est une cérémonie basée sur un système de dons / contre-dons dans le cadre de partages symboliques. Une personne offre à une autre un objet en fonction de l’importance qu’elle accorde à cet objet ; l’autre personne offrira en retour un autre objet lui appartenant dont l’importance sera estimée comme équivalente à celle du premier objet offert. Une version plus spectaculaire du potlatch permet un affrontement symbolique entre deux chefs de tribus. A tour de rôle, chaque chef de tribu peut détruire un bien de son adversaire (bijoux, parures, armes, vaisselles, meubles..). Le premier qui ne supporte plus de voir ses biens être détruits est vaincu, puisqu’il fait l’aveu d’un attachement à ses biens matériels, signe de son infériorité.
Dans le même esprit, les marques de luxes s’affrontent en se disputant la faveur d’incarner le luxe mieux que toutes les autres. Mais le luxe ne souffre pas la demi-mesure. Le luxe supposant la rareté des produits vendus du fait de leur caractère exceptionnel, les maisons se voient contraintes d’entretenir alors une rareté artificielle, de peur de descendre de leurs piédestaux. La destruction des produits devenant le point d’orgue de cette quête absolue tout autant que le symbole du désespoir de ses auteurs.
Certaines maisons de luxe ont peut-être oublié leur raison d’être : proposer un produit d’exception que son caractère extraordinaire rend difficile, long et onéreux à produire puis à acquérir et donc rare. Un point qui continuera, au moins au sein de la profession, à garantir à Hermès un statut d’incarnation du luxe véritable (avec ses peaux et ses cuirs d’exception, ses séries courtes, sa minutie artisanale, son chic, sa retenue…) face à d’autres groupes qui rêvent de lui ravir cette position.
[1] Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, paru en 1923-1924 dans l’Année Sociologique, est le texte le plus célèbre de l’anthropologue Marcel Mauss.