La montée du FOBO : Pourquoi la technologie remet en question notre estime de soi
Le syndrome de la peur d’être obsolète (FOBO) s’insinue dans notre psyché collective, et il ne s’agit pas de l’inquiétude éphémère d’une génération déconnectée. C’est le fruit du tourbillon technologique dont nous pensions autrefois qu’il nous libérerait. Alors que l’automatisation, l’intelligence artificielle et l’innovation numérique incessante déracinent les industries et redéfinissent la pertinence humaine, nous assistons à la réalisation de la sombre prophétie envisagée par le philosophe Günther Anders, dont l’ouvrage « L’obsolescence de l’homme », publié en 1956, résonne aujourd’hui avec une troublante justesse.
Le retour du visionnaire : Pourquoi les idées de Günther Anders sont plus pertinentes que jamais
Alors que la culture s’inquiète de plus en plus de la pertinence de l’homme, les avertissements prémonitoires d’Anders sur la menace que la technologie fait peser sur l’identité humaine ont refait surface. Il affirmait que la dépendance croissante de l’humanité à l’égard des machines ne se limiterait pas à rationaliser la productivité, mais conduirait à un sentiment d’inadéquation personnelle et d’inutilité. Aujourd’hui, le FOBO (Fear Of Being Obsolete) – la peur omniprésente de ne plus être utile – se manifeste dans tous les secteurs, des ouvriers remplacés par des robots aux professionnels de la création qui craignent les œuvres d’art générées par l’IA.
Au cœur de la FOBO se trouve le constat brutal que le fossé entre les capacités humaines et le potentiel des machines non seulement s’élargit, mais donne aux humains le sentiment d’être obsolètes. Pour reprendre les termes d’Anders, nous sommes « gênés par notre propre insuffisance », un sentiment qui trouve son origine dans la déconnexion croissante entre l’action humaine et l’évolution rapide des outils technologiques que nous créons mais que nous comprenons à peine.
La domination de la technologie : Des outils aux maîtres
Dans « L’obsolescence de l’homme », Anders affirmait que la technologie finirait par dépasser la capacité de contrôle de l’humanité, conduisant à une société où les hommes ne seraient plus les maîtres de leurs créations mais leurs serviteurs. Cette prophétie est devenue réalité au XXIe siècle. À mesure que les systèmes autonomes et l’intelligence artificielle prennent en charge des tâches autrefois « exclusivement humaines », la frontière entre l’homme et la machine s’estompe, ce qui s’accompagne d’une crainte lancinante que nos contributions uniques au monde ne soient plus nécessaires.
Prenons l’exemple de l’industrie automobile : autrefois fière de sa main-d’œuvre qualifiée, elle se caractérise aujourd’hui par des chaînes de montage dominées par des robots pilotés avec précision. Résultat ? Des dizaines de milliers de travailleurs sont laissés pour compte, leur expertise étant rendue obsolète. L’émergence d’outils d’IA capables de composer de la musique, d’écrire des articles ou de créer des œuvres d’art suscite des craintes similaires dans les secteurs culturels. Où allons-nous maintenant, alors que les choses mêmes qui définissaient la créativité et l’intelligence humaines sont de plus en plus imitées ou surpassées par les machines ?
Une baisse de confiance quantifiable
Des enquêtes récentes menées en Europe et en Amérique du Nord révèlent l’ampleur de l’emprise de FOBO. Selon un rapport du Pew Research Center datant de 2023, près de 65 % des travailleurs s’inquiètent du remplacement de leur emploi par l’automatisation au cours de la prochaine décennie. Dans des secteurs tels que le journalisme, la médecine et même le droit, la crainte est non seulement réelle, mais elle s’accroît. Le rapport Edelman Trust Barometer 2024 a également révélé une baisse significative de la confiance du public envers les géants de la technologie, 71 % des personnes interrogées craignant que les progrès technologiques s’accélèrent au-delà du contrôle humain[1]. Les mots d’Anders résonnent : « Nous sommes devenus trop petits pour nos propres créations ».
IA : la grande menace ou l’outil ultime ?
Si FOBO peut suggérer une trajectoire apocalyptique, il ouvre également une piste de réflexion : devons-nous craindre la technologie ou apprendre à coexister avec elle ? L’analyse d’Anders était intrinsèquement pessimiste, envisageant un monde dans lequel les machines rendraient l’homme obsolète. Mais l’essor de l’IA collaborative et le concept d’« intelligence augmentée » suggèrent une autre voie : celle où les humains et les machines se complètent, plutôt qu’ils ne se remplacent. Toutefois, cette vision utopique reste un vœu pieux. Dans la pratique, la poussée incessante de l’automatisation est en train d’éroder de nombreuses industries, laissant les travailleurs se démener pour s’adapter.
Ce débat comporte également une dimension éthique. Est-il éthique de laisser des pans entiers de la main-d’œuvre être déplacés par des machines ? La société peut-elle se permettre de laisser ses citoyens devenir superflus alors que la technologie progresse ? Ces questions sont au cœur de FOBO et font écho aux préoccupations exprimées par Anders il y a plusieurs décennies. Son appel à une évaluation critique de notre relation avec la technologie semble plus urgent que jamais.
Un paysage d’opportunités – ou de désespoir ?
La visualisation de la trajectoire de l’automatisation et de son impact sur l’emploi révèle un paysage décourageant. Les graphiques mettant en correspondance la croissance technologique et le déplacement des emplois montrent que des secteurs tels que l’industrie manufacturière, le commerce de détail et même les soins de santé sont témoins de changements stupéfiants dans les schémas d’emploi. Alors que les machines surpassent les humains dans les tâches répétitives et de plus en plus complexes, ces graphiques servent de rappels visuels inquiétants de ce qu’Anders a mis en garde : la perte de sens et de finalité du travail humain.
Une conclusion sans fin : où allons-nous maintenant ?
Le caractère inévitable du FOBO est le signe d’un changement profond dans la manière dont nous valorisons le travail, l’intelligence et la créativité de l’homme. Si la prédiction dystopique d’Anders était ancrée dans la crainte que nous soyons un jour dépassés par nos créations, ses idées offrent également une perspective puissante à travers laquelle nous pouvons voir notre dilemme actuel. Sommes-nous destinés à devenir obsolètes ou pouvons-nous redéfinir la valeur humaine dans un monde de plus en plus axé sur la perfection technologique ?
FOBO nous oblige à affronter cette réalité inconfortable, à savoir que notre pertinence n’est plus garantie. Mais peut-être qu’en reconnaissant cette peur, nous avons aussi l’occasion de tracer une nouvelle voie, une voie dans laquelle les humains reprennent leur rôle de créateurs de sens, même dans un avenir dominé par les machines.
Sources
- FOBO : Fear Of Being Obsolete, peur de devenir obsolète en français
- Pew Research Center. (2023). *Automatisation et anxiété : La peur croissante d’être remplacé par la technologie*. Pew Research Center, Washington D.C.
- Edelman, R. (2024). *Baromètre de la confiance 2024 : The Decline of Trust in Tech Giants*. Edelman Trust Institute, New York City.
- Anders, Günther. (1956). L’obsolescence de l’homme. Éditions de l’Herne, Paris.