Du travail au Job, la lutte des slashs

Travail, métier, profession, situation, emploi, rôle, mission… autant de mots pour qualifier une activité professionnelle. Leurs sens originels peuvent nous éclairer sur l’évolution du monde du travail. Leurs plus ou moins fréquente apparition dans les conversations, révéler la précarisation du travail ?
L’évolution de notre langage est le miroir de nos sociétés. Les mots « travail », « métier », « profession », « emploi », « mission », « rôle », jadis interchangeables, voient leur sens se préciser et leur usage se raréfier, reflétant une mutation profonde du monde du travail.
Avant hier, la lutte des classes
Il est fascinant de constater que le terme « travail », introduit dans la langue française au XIIe siècle, désignait alors une peine, une contrainte. Le « tripalium » latin, instrument de torture, symbolisait cette perspective punitive du travail. Au fil des siècles, le mot s’est enrichi d’une connotation positive, d’épanouissement et d’utilité sociale. Néanmoins, depuis les années 1980, l’utilisation du mot « travail » a chuté de 52% dans nos conversations (1). Est-ce l’indice d’une érosion du travail, ou simplement de sa redéfinition ?
Les termes « profession » et « métier », apparus au XIVe et XVIe siècle respectivement, illustrent une vision stable et valorisée du travail. Or, depuis le début du XXIe siècle, l’usage de ces termes décline également au profit de « job », « mission » et « rôle » (2). Ces termes, plus éphémères, évoquent une série de tâches plutôt qu’une identité professionnelle pérenne. Ils reflètent l’évolution vers une gig economy, où l’individu est un prestataire de services plutôt qu’un salarié à part entière. Cette transformation s’accompagne d’une précarité croissante, d’une instabilité masquée derrière un discours d’autonomie et de flexibilité.
Hier, la lutte des places
Cette évolution terminologique coïncide également avec une modification profonde de la dynamique interne des entreprises. Il fut un temps où « travail », « métier » et « profession » impliquaient une place stable dans une structure hiérarchisée. Les salariés, identifiés à leur métier ou à leur profession, étaient souvent solidaires, associés à long terme à leur entreprise.
Aujourd’hui, l’usage croissant de termes tels que « job », « mission » ou « rôle » reflète une nouvelle réalité. L’individu n’est plus un « employé » au sens traditionnel du terme, mais un acteur dans une compétition constante avec ses collègues. Les missions spécifiques et les rôles temporaires renforcent la concurrence entre les individus au sein de l’entreprise. Chacun doit constamment prouver sa valeur, démontrer son unicité et sa capacité à s’adapter aux nouveaux défis.
Cette compétition interne est souvent présentée comme un moyen d’améliorer l’efficacité et l’innovation. Cependant, elle peut aussi mener à une précarisation de l’emploi, à une pression constante pour performer et à une fragilisation des liens de solidarité entre les travailleurs. Cette évolution est le reflet d’une conception du travail de plus en plus fragmentée et compétitive, bien loin de l’idée originelle de « travail » comme un effort collectif au service de la communauté.
Aujourd’hui, la lutte des slashs
Ils sont trentenaires et ne s’illusionnent plus sur le monde du travail. Ils cumulent plusieurs jobs, ne rêvent plus de CDI, ni même d’un emploi à vie dans la même entreprise. Ils sont développeur web/éducateurs canin, journaliste/photographe/enseignant, web designer/prof de yoga, directeur artistique/agent artistique, organisateur d’événements/coach sportif, Barmaid/DJ… Leurs noms de slashers provient de slash, le signe typographique (/) qu’ils utilisent dans leurs pages de profiles sur les réseaux sociaux, pour distinguer leurs activités multiples.
Cette évolution terminologique soulève l’urgence de repenser notre conception du travail. Cette tâche incombe à toute notre société. La précarité n’est pas une fatalité. Elle peut être l’opportunité de réaffirmer les valeurs du travail : solidarité, sécurité, épanouissement personnel. Alors que le travail se fragmente, il est vital de construire une vision unifiée, où chaque travailleur est un acteur à part entière de la société.
En definitive, notre vocabulaire témoigne de l’évolution du travail. Les mots utilisés hier et aujourd’hui traduisent une transformation profonde, peut-être même une crise, de notre rapport au travail. C’est à nous de déterminer si cette évolution signifie une précarisation inéluctable ou l’opportunité de réinventer le travail pour le siècle à venir. A moins que la lutte des slashs ne finissent en lutte des classes.
Notes :
(1) Selon une étude du Laboratoire de Sociolinguistique de l’Université de Paris.
(2) « Job », « mission », « rôle » : termes introduits récemment en français, reflétant une conception plus temporaire et fragmentée du travail.