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Parlez-vous couramment le digital ?

Les professionnels qui veulent se mettre au digital doivent l’aborder comme une langue étrangère. La pratique est aussi importante que l’apprentissage lui-même. Et l’usage que l’on fait de cette nouvelle langue dans le temps, également. Et ce qui est vrai à l’échelle d’un individu, l’est aussi à l’échelle de toute une entreprise.

Apprendre à désapprendre

Lorsqu’ils se décident à se mettre au digital, les professionnels qui ne sont pas issus de cette industrie ont comme premier réflexe de privilégier des méthodes d’apprentissage classiques : suivre une formation, lire un livre, assister à une conférence, participer à un séminaire, s’adjoindre les services d’un coach digital, autant dire d’un professeur particulier… Erreur.

Le digital est comme une langue. Il convient certes de l’apprendre, mais surtout de la pratiquer… qui plus est, dans la durée.

Il se dit que pour bien apprendre une langue, il faut préalablement oublier la sienne. Vaste programme. Entre parvenir à exprimer dans une langue étrangère, comme l’anglais, ce que l’on pense dans sa langue maternelle, comme le français, et penser en anglais, il y a un pas… de géant.

Quatre orientations possibles

Imaginons quatre individus ayant emprunté des chemins différents concernant l’anglais : Pierre, Paul, Jacques et Martin ont aujourd’hui une bonne quarantaine d’années.

Tous les quatre ont forcément démarré par la situation [A], puis adopté l’une des postures suivantes [B][C], ou [D] :

[A] J’apprends l’anglais : Parce que c’est au programme. Avec plus ou moins de plaisir. Avec plus ou moins de dispositions. Avec plus ou moins d’aide extérieure (parents, cours particuliers, etc.).

[B] En plus de [A], je travaille mon anglais : Parce que je suis sérieux. Parce que cela me plaît. Parce que c’est utile. Parce que les étrangers adorent le « French accent, which is so cute, and let’s dare to say: so sexy! Âââh…! »

[C] En plus de [B], je pratique l’anglais au-delà de ma scolarité : car j’ai la chance d’avoir des parents qui peuvent m’offrir un séjour linguistique, parce que je suis dans une école bilingue, parce que je fréquente les pubs de ma ville, parce que je drague des étranger/ère/s, etc.

[D] En plus de [C], je pratique l’anglais pendant ma vie professionnelle : Parce que je bosse à l’international, parce que je m’informe dans mon domaine en lisant des parutions en anglais, parce que je regarde des MOOCS en anglais, etc.

Revenons à nos quatre amis. Comme ils ont tous les quatre obtenu leur baccalauréat, ils ont étudié l’anglais pendant huit ans. Rien que ça.

Aujourd’hui :

Pierre a coché la case [A]. Sur son CV, il s’est bien gardé d’ajouter la mention « Langues » pour ne pas souligner que l’anglais est lui, c’est une histoire ancienne.

Paul a coché la case [B]. Sur son CV, il a timidement utilisé la mention « Scolaire » en face du mot « Anglais », dans la rubrique « Langues ».

Jacques a coché la case [C]. Sur son CV, il a toujours hésité entre utiliser la mention « Scolaire » ou la mention « Courant », en face du mot « Anglais », dans la rubrique « Langues ». Il croise quand même les doigts pour qu’on ne le fasse pas trop parler anglais, voire pas du tout, dans le cadre de son travail et à plus forte raison, lors d’entretiens d’embauches.

Martin a coché la case [D]. Sur son CV, il a inscrit avec confiance la mention « Courant », voire la mention « bilingue », en face du mot « Anglais », dans la rubrique « Langues ». Et ce dans la version française de son Curriculum Vitae, puisqu’il a naturellement une version en anglais.

Quatre destins possibles

Imaginons à présent que nos quatre personnages aient chacun un enfant en âge de passer le Bac. Leurs enfants sont naturellement hyper connectés, ce qui ne fait pas d’eux encore des professionnels du digital, même s’ils maîtrisent mieux les codes de cet univers que leurs aînés et que leur aisance apparente à manipuler avec une agilité certaine tout ce qui émane des nouvelles technologies, pourrait le laisser supposer.

Gageons que ces futurs bacheliers veuillent devenir des professionnels de l’industrie numérique. Tout comme leurs parents face à l’anglais, ils pourront emprunter quatre voies différentes :

[A] J’apprends le digital et notamment à coder : Parce que c’est au programme. Avec plus ou moins de plaisir. Avec plus ou moins de dispositions. Avec plus ou moins d’aide extérieure (copains geeks, grands frères dans la partie, etc.).

[B] En plus de [A], je travaille mes compétences digitales : Parce que je suis sérieux. Parce que cela me plaît. Parce que c’est l’avenir. Parce que c’est cool. Parce que je veux créer ma start-up et ne surtout pas travailler comme papa, maman et leurs amis, chez Danone, Price ou la BNP.

[C] En plus de [B], je pratique pendant ma scolarité, en créant des sites, en développant des apps, en testant tout ce qu’il est possible de tester : parce que je suis passionné, parce que je suis prêt à y consacrer du temps, car j’ai un tempérament d’autodidacte, parce que c’est plus sympa que les cours de l’Education Nationale, parce que je vois bien à quoi cela pourra bien me servir plus tard, contrairement à la philo et à l’histoire (Berk !), etc.

[D] En plus de [C], je pratique le digital pendant ma vie professionnelle : Parce que j’en ai fait mon métier, parce que mon entreprise a dû se digitaliser, parce que bon nombre de métiers ont littéralement été colonisés par les nouvelles technologies, etc.

Mais pourquoi ?

Quatre réponses au moins peuvent être apportées pour répondre à la question : pourquoi faut-il donc apprendre le digital comme une langue étrangère ?

La première repose sur la dimension culturelle du digital. Oui, le digital est bel et bien une culture, autrement dit, un ensemble de connaissances, de croyances, de savoirs, de valeurs, de règles, d’idées, de mythes, d’événements, partagés par un même groupe d’individus et les incitant à se reconnaître comme appartenant respectivement à cette même culture. Parmi les composantes de la culture digitale, nous pouvons dénombrer des postures psychologiques (entrepreneurs, freelances, influenceurs…), des attitudes (l’ouverture d’esprit, l’attrait pour la technologie ou l’innovation…), des comportements (l’hyper-connectivité, le mélange de la vie personnelle et de la vie professionnelle, le jeunisme…), des idéaux (la transparence, le progrès, la science…), des héros (Steve Jobs, Zuck, Elon Musk…), des réalisations (les réseaux sociaux, la disruption, l’uberisation…), une philosophie entrepreneuriale (lean launch pad, lean start-up, halocratie, test and learn, fail fast…) et même des savoir-être (décontraction, remise en cause de l’autorité…), etc. Toute cette culture invite à l’action, rejette la passivité et encourage l’apprentissage par la pratique. Comme pour une langue.

La seconde réponse repose sur l’âge. On apprend mieux quand on est jeune. Et ce qui est vrai pour les langues, dont l’apprentissage sera d’autant plus aisé qu’il aura démarré tôt, l’est aussi pour le numérique.

La troisième réponse se situe dans la peur de l’inconnu, de la nouveauté et de l’étranger, qui existe en chacun de nous dans des proportions différentes. Le digital constitue un vaste monde chaotique, difficile à pénétrer, pouvant effrayer. Comme une langue que l’on découvre, en somme. Moins inhibés que les adultes, les enfants partent avec un avantage. C’est bien pour cela que l’apprentissage des langues tend à commencer de plus en plus tôt.

La quatrième réponse provient du fait qu’il est toujours difficile de faire le deuil de connaissances, de croyances, d’habitudes qui ont fonctionné hier et qui sont vouées à ne plus être opérantes dans le nouveau monde que le digital contribue à chambouler. Comme face à une langue étrangère, plus notre âge est avancé, plus il nous est difficile de désapprendre notre langue maternelle.

Que faire à présent ?

Là encore, quatre postures personnelles pourront être adoptées.

Renoncer. Pourquoi vouloir impérativement se convertir à cette nouvelle religion. Thomas Jefferson le disait : « Chaque génération a besoin de sa propre révolution ». Celle du digital est l’affaire des jeunes générations, non de leurs aînés. Et puis, le jeu en vaut-il la chandelle ?

S’accrocher. Pourquoi pas ? Nos entreprises nous le demandent. Il faut que nous nous digitalisions encore plus, assénait encore notre PDG lors de la dernière convention d’entreprise du mois d’avril dernier. Mais bon, entre les MOOCs, les learning expeditions, le e-learning, le reverse mentoring et autres nouveautés, on ne pratique pas assez, comme nous le ferions pour l’apprentissage d’une langue, dans les règles de l’art.

Faire confiance. Autrement dit, s’appuyer sur ses nouveaux collègues plus jeunes et dont on ne comprend pas bien comment ils fonctionnent, ce qu’ils font au travail et surtout comment ils le font.

Patienter. En supposant que la roue tournera et que nous mûrirons tous, collectivement. Par-delà le clivage entre les générations qui prend place au travail, entre les « digital natives » et les anciens, arrivera peut-être un moment où l’on saura mettre en synergie les compétences des uns avec les talents des autres, et pourquoi pas l’inverse.

Il y a la célèbre méthode ASSIMIL qui permet d’apprendre les langues de manière intuitive, comme les enfants acquièrent leur langue maternelle. L’heure de la rédaction d’une méthode ASSIMIL permettant d’apprendre le digital a peut-être sonnée ? Il y a aussi des sites comme Duolingo qui permettent d’apprendre les langues étrangères, mais le digital ne figure pas dans la liste…