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Notre interview par Laurent Flores pour son livre Mesurer l’efficacité du marketing digital (3ème édition), chez Dunod, 2021.

Bertrand, voilà plus de 20 ans que vous intervenez dans l’environnement du marketing quel regard portez vous à l’évolution des pratiques des marques dans le monde digital ?

 

La montée en puissance du digital à obligé les marques à complètement repenser leurs pratiques. Dans cette ère de grands bouleversements, les marques ont beaucoup subi et doivent impérativement se réapproprier leurs destins.

 

La colonisation du marketing par la technologie – Tout d’abord, le digital a notamment bouleversé le marketing : accélération du rythme, mutations des compétences (eCRM, eCommerce…), prolifération de nouvelles techniques (SEO, SEM, e-mailing, programmatic, social selling…), hybridation des métiers (multi-canal, omnimedia…), invasions technologiques (mobile, géolocalisation, IOT, IA…), apparition de nouveaux formats d’expressions (blogs, TikTok, Instagram…), naissance de nouveaux usages (Twitter, social media…), arrivée de nouvelles opportunités de mesures, émergence de nouveaux KPIs, quête plus systématique de ROI, multiplication du nombre des options disponibles (marketplaces, vente privées…), élargissement du champ des possibles (own media, earned media, paid media), montée en puissance de la Chine avec ses BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) et ses spécificité (KOLs, phénomène de l’OMO, On-Demand Marketing… ), nécessité d’une apprentissage permanent…

 

Les dangers du me-too marketing – Ensuite, les succès sans précédents de nouveaux acteurs devenus incontournables tels que Google a conduit les marques à se jeter dans la gueule du loup. Le système d’achat de mots clés permettant de figurer dans les premières positions des résultats de recherches effectuées dans Google repose sur un système d’enchères. Seules les quelques marques qui ont suffisamment enchéri figureront dans ces premières positions tant convoitées, parce que donnant les meilleurs résultats en termes de visibilité, de conversion de visiteurs en acheteurs, etc. La mécanique même de ce système garantit à Google de vendre systématiquement de l’espace publicitaire, nouvelle génération, au prix maximum que les marques sont prêtes à payer. A ce petit jeux, les places sont chères et seules les marques les plus riches peuvent remporter la part du lion. Beaucoup d’entreprises ont mis du temps à comprendre qu’acheter des mots clés sur Google, revenait au même qu’à se rendre dans une salle des ventes dans laquelle seraient assis Bernard Arnault, Jeff Bezos et Eon Musk, pour acquérir aux enchères une oeuvre de Van Gogh, de Damien Hirst ou de Christopher Wool. L’achat de mot clés est un sport de riches, comme la publicité à la télévision.

 

Les marques devenues des marketing-victims – Enfin, les phénomène des mode conduisent les marques à constamment se précipiter sur les nouveaux eldorados du marketing, qui se succèdent depuis Facebook à TikTok, en passant par Instagram. Cette grégarité des marques, ce me-too marketing, a longtemps davantage profité à ces nouveaux acteurs qu’aux marques. Le coup de maître de  de Facebook est emblématique. Après avoir invité gratuitement les marques à lui mettre à disposition un actif majeur, leurs bases de données clients, Facebook est chaque jour de plus en plus en position, de pouvoir revendre aux marques, un accès à leurs propres clients. C’est parce que Dior ou Chanel se sont mises sur Facebook que leurs fans respectifs sont venus encore plus nombreux les rejoindre, sur Facebook. Aujourd’hui, Facebook propose à ces marques des solutions, pour toucher leurs propres fans voire même leurs clients, mais payantes cette fois ci.
Une goutte d’eau dans un océan de données – Pour terminer, le digital a engendré la formation d’un nouvel espace inédit dans l’histoire des marques, un écosystème composé de 60 trillions de pages web (en incluant celles générées dynamiquement), 50 millions de blogs dès les années 2000 (avec deux nouveaux blogs chaque seconde), 65 millions de vidéos postées sur YouTube chaque jour, soit 300 heures de vidéo toutes les minutes en 2015. Il en résulte la génération de données exploitables par les entreprises dans des proportions exprimées en unités encore inconnues du grand public pour la plupart tant les volumes sont considérables. Après avoir disparu derrière les chiffres, le client tend à disparaître derrière des données.

 

Passer d’une posture conduisant à « faire pour » à une logique du « faire avec » – En synthèse, trois défis plus globaux, déjà se profilent pour les marques :

  • Passer du contrôle des ressources à l’orchestration de ressources en tous genres.
  • Passer de la simple optimisation interne de l’organisation à la gestion des interactions de l’entreprise avec l’externe.
  • Passer le focus de la création de valeur pour le client à la création de valeur pour, dans et avec un écosystème.

 

Le marketing doit apprendre à constamment se réinventer – Pour finir, et comme pour ne pas être dépassé lui-même, le marketing tente de se réinventer à travers la voix de celui qui l’a le mieux théorisé, Philip Kotler, qui stipule dans son livre Marketing 4.0 que les marques doivent désormais travailler, en sus des sempiternelles 4Ps, à leurs 4Cs : dans un monde digitalisé, le marketing mix évolue vers une plus grande participation des clients et migre peu à peu vers quatre C : Co-creation (Co-création), Currency (Monnaie), Communal activation (Activation communautaire), Conversation (Conversation).

 

Qu’en est-il de votre perception du contrôle de leur activité, c’est-à-dire du suivi de leur performance et des KPIs qui en résultent ?

 

Le digital à introduit des possibilités de mesures inédites. Paradoxalement les marques n’ont jamais été autant noyées. En interne, elles privilégies ce qui peut être mesuré davantage que ce qu’il faudrait faire, renouant ainsi avec leurs vieux réflexes de mesure, de contrôle, de pilotage. Vis à vis de l’externe, elles se rassurent en mesurant de plus en plus des choses, à l’origine desquelles elles ne sont plus. La confusion règne. Les raisons sont décelables.

 

La confusion criante entre utilisateur et clients perdure – Un éclairage s’impose sur la distinction entre utilisateurs et clients. Être client est une chose, être utilisateur en est une autre. Si votre compte bancaire est au LCL, rien ne vous empêche d’utiliser un distributeur de billets de la Société Générale ou de La Poste. Vous serez alors l’utilisateur d’un service proposé par la Société Générale ou par La Poste, sans en être pour autant le client. C’est encore plus vrai pour le Web. Vous êtes utilisateur de Google sans jamais lui verser un euro ; vous n’en êtes donc pas le client. Il en va de même pour Hotmail, Twitter, Facebook, Instagram et consorts. Cette confusion est suffisamment importante pour que nous insistions. Lorsque vous développez un nouveau service web, gardez à l’esprit qu’il y a aura vraisemblablement plus d’utilisateurs que de clients et que les besoins des premiers ne concordent pas nécessairement avec ceux des seconds. Par exemple : un directeur commercial sera client de la solution Salesforce, mais n’en aura pas la même utilisation que ses équipes de commerciaux.
Gardez à l’esprit que vos équipes seront souvent tiraillées entre ce que le client exige et ce qu’il convient de développer effectivement pour les utilisateurs.

 

Le mélange des genres dans les KPIs – Comme beaucoup de néologismes auxquels le numérique donne naissance, le terme de KPI (Key Performance Indicator) s’est peu à peu vidé de son sens premier.

 

Les KPI sont trop fréquemment confondus avec des metrics ou simple indicateurs. Pourtant, la différence est de taille. Un indicateur fournit une information qui n’appartient pas nécessairement aux quelques indicateurs clés (moins de dix) que l’entreprise doit suivre pour piloter son activité. À titre d’exemple, une entreprise vendant du linge de maison en ligne ne considèrera pas le temps d’écoulement d’un produit en stock (combien de temps, en moyenne, le produit met pour quitter l’entrepôt) comme un indicateur clé. Peu importe que le produit dorme à la centrale logistique deux semaines. En revanche, une start-up qui vend des produits frais en ligne le considèrera comme un KPI, étant donné que ces produits sont périssables.
Chaque entreprise se doit donc de déterminer ses propres KPI, souvent similaires à ceux de ses concurrents et spécifiques à son secteur. Seuls les disrupteurs et les uberisateurs en auront d’autres. Taxis G7 aura comme KPI l’âge moyen des véhicules de son parc automobile. Cette donnée n’intéressera pas Uber qui, en revanche, suivra de près les notes attribuées à ses chauffeurs.

 

La fin ne justifie pas les moyens – Le digital est si prégnant que les entreprise l’envisage presque comme une fin, plus qu’un ensemble de moyens à leur disposition, voire simplement d’un éventail d’opportunités. Elles doivent impérativement garder en tète sept principes fondamentaux. Le septième, qui touche à la mesure, est cardinal :

 

  1. Le digital doit être au service de l’entreprise, de son projet et de sa stratégie, et non l’inverse.
  2. Le digital ne s’improvise pas. Ne réussiront que ceux qui s’y sont bien préparés.
  3. La bonne stratégie ne peut pas être un simple copier-coller de ce qui se fait ailleurs.
  4. Il n’existe pas de one best way stratégique. A chacun sa stratégie, à chacun son destin digital.
  5. Pour fonctionner, le digital doit s’enraciner dans l’ADN des marques tout en tenant compte de la  culture d’entreprise.
  6. Le digital est devenu trop important pour ne pas être l’affaire de tous.
  7. Pour rester efficace dans la durée, l’intensité du court terme ne doit pas faire oublier le long  terme.

 

Faisons ce qui est mesurable – Trop d’entreprises encore tue le poussin dans l’œuf en exigeant que les nouvelles initiatives digitales répondent aux exigences de la mesure classique d’une activité. Hors la brève histoire du digitale montre combien il ne peut en être ainsi.
Ces dernières années ont vu naître des entreprises se focalisant sur le développement d’applications hyper ciblées, faisant tout pour attirer des utilisateurs (en offrant le service gratuitement, notamment) et courant après les effets de viralisation. Leur credo est simple : on se focalise sur le produit et sur le développement d’une audience, mais on ne se préoccupe pas de la monétisation tant que l’on n’a pas plusieurs millions d’utilisateurs.
« Comment ces entreprises font-elles pour gagner de l’argent, alors qu’elles proposent un service gratuit ? ». La réponse est simple : elles ne gagnent pas d’argent. Pire, elles ne cherchent pas à en gagner. Elles fonctionnent en fait en deux temps :
Une première phase, qui peut durer des années, dans laquelle elles font du commerce, mais sans argent : les utilisateurs troquent des données qu’ils génèrent en utilisant ledit service contre l’utilisation gratuite de ce dernier.
Une seconde phase dans laquelle, une fois l’audience créée et hyper-qualifiée grâce à des données, le média que constitue l’application devient schématiquement un espace de publicité ou de vente pour les marques à l’affût des meilleures opportunités de ciblage. Elles poursuivent alors le troc avec leurs utilisateurs, cette fois-ci en revendant aux marques les données récoltées.
Dans ce contexte le produit est littéralement généré au sein d’un laboratoire de test gigantesque, amélioré en permanence et dispensé de devoir se vendre classiquement.

 

Les entreprises avancent à l’aveugle – Les indicateurs de mesure et de pilotage d’une activité digitale sont bien établis aujourd’hui. Cependant, un formidable réservoir de nouveaux indicateurs, encore non-exploités faute de les avoir simplement imaginés, reste à explorer.
Contrairement à leurs homologues du commerce physique, les acteurs de l’e-commerce par exemple disposent de davantage de données qu’ils utilisent pour mesure et piloter leur activité. Curieusement leurs indicateurs comprennent assez peu de ratios. A l’instar de la finance qui s’est doté de SIG (soldes intermédiaires de gestion), le numérique se contente de quelques ratios comme le taux de rebond, le taux de conversion… Surtout, les e-commerçant sans doute trop occupés à gérer les affaires courante n’ont pas plis le temps de s’asseoir pour réfléchir à une multitude de nouveaux ratios qui fautes d’avoir été testés n’ont pas encore été adoptés.

 


Extrait du livre de Laurent Flores, Mesurer l’efficacité du marketing digital – 3e éd. – Estimer le ROI pour optimiser ses actions, Dunod.
Retrouvez également l’interview de Laurent Flores au sujet de son livre ici.