Mobile, mobile… dit-moi qui est la plus belle
Les Chinois pourraient bien nous apprendre à rester anonymes et libres dans un monde de plus en plus technologique et dans lequel Big Brother semble bien positionné pour gagner. Contre toute attente, une start-up Chinoise, en devenant le partenaire beauté de toutes les femmes, a inventé un marché et des usages en apparence très superficiels, mais qui pourraient bien changer également le visage de la démocratie.
Bourse de Hong Kong, 14 décembre 2016 – Les professionnels de la finance sont fébriles. La start-up Meitu, qui réalise son IPO ce jour-ci, après s’être affirmée comme un phénomène dans presque toute l’Asie en seulement quelques années, a tous les yeux rivés sur elle.
Connaissez vous le selfies beautifying business ?
Meitu est une application mobile de retouche photo permettant d’améliorer son apparence sur une image. Hyper puissante, sa technologie permet d’aboutir au même résultat que celui obtenu par un professionnel utilisant Photoshop pour retravailler la photo de la couverture d’un magazine de mode. Les femmes l’utilisent surtout pour retoucher en grands nombres de multiples selfies, en réduisant l’épaisseur de leurs lèvres, en gommant les imperfections de leur peau, en se dotant d’un sourire aux dents blanches, en gonflant le volume de leurs cheveux…
Plus de 404 millions de chinoises utilisent régulièrement Meitu depuis deux ans et ont, par là-même, donné naissance à un nouveau marché que personne n’avait anticipé, pas même Cai Wensheng le CEO de Meitu : le marché du beautify.
Il se raconte qu’en septembre 2016, dans le quartier ouest de Xinjiang, la police interpella une voiture conduite par une femme en état d’ivresse. Après un éthylotest positif et afin d’apporter des preuves au dossier, les policiers prirent quelques clichés de la jeune femme qui ne s’y opposa pas mais insista en revanche pour que les photos soient quand même retouchées avec Meitu ensuite afin de rester quand même belle.
1 femme sur 10 dans le monde utilisera bientôt Meitu ?
La Chine compte près d’un milliard d’habitants et donc un demi-milliard de femmes.
Les 404 millions d’utilisateurs de Meitu couvriraient donc la quasi majorité des femmes chinoises en âge d’avoir un mobile ? Pas tout à fait, puisque Meitu est aussi très développée au Japon ou en Inde. Quoiqu’il en soit, le phénomène est générationnel et spectaculaire.
Tandis que l’Occident s’émerveille devant les couvertures de quelques magazines de modes, dont les modèles sont retouchés avec Photoshop, des centaines de millions de femmes asiatiques publient chaque jour encore plus de selfies retouchés avec Meitu et sans que l’on réalise nécessairement que ces photos ont été retouchées.
Des milliards de faux visages
Le futur annoncé comme un monde dans lequel les caméras de surveillance sont partout, la vie privée n’a plus cours, la confidentialité disparaît, sera en réalité bientôt rempli de visages transformés, de milliards d’anonymes cachés chacun derrière une collection de selfies retouchés (allant parfois jusqu’à plusieurs centaines).
A l’instar de notre automobiliste du début, facile à identifier, comment la police parviendra-t-elle demain à recouper les images d’une personne filmée par des caméras de vidéo-surveillances et les centaines de photos d’elles qu’elle aura postées sur la toile ?
Les Chinois, coutumiers d’un autre environnement politique que le nôtre, sont habitués à ne pas parler de politique entre eux, à ne jamais dire du mal du gouvernement, à chanter la chanson de leur entreprise le matin, et se gardent de critiquer le système chinois… et ce même le soir au sein d’un couple dînant tranquillement chez lui, après que les enfants sont couchés. Ils savent aussi continuer à vivre dans ce monde qui effarerait plus d’un Français, attaché à la liberté individuelle, aux droits de l’homme et à sa chère démocratie. Ils connaissent surtout les moyens de se comprendre mutuellement, de s’accorder entre eux, de s’associer en pensée sans s’écarter en apparence du droit chemin que l’Etat a tracé pour eux.
Avec Meitu, les Chinoises nous donnent une leçon. Avec l’air de simplement s’amuser, de s’embellir, de se faire belles pour entrer dans le monde digital qui les accueille, elles sont peut-être en train de constituer une nouvelle forme de résistance au contrôle qui pourrait être fait des individus sur Internet. En se dissimulant derrière un nouveau visage chaque jour, voire chaque heure, retouché, transformé, amélioré, chaque chinoise se rend encore plus méconnaissable de celles et ceux qu’elle croisera le lendemain dans la vie réelle. Bientôt peut-être, les femmes chinoises auront trois rituels le matin : se coiffer, se maquiller, puis se faire une nouvelle tête avec un selfie retouché avec Meitu.
Le Web va-t-il devenir une galerie de faux visages, d’avatars, de masques, dans laquelle nous vivrons une seconde vie en échangeant virtuellement avec d’autres personnes, elles-mêmes camouflées. Mais la convergence des visages du monde entier vers les canons esthétiques du moment, vers une éternelle jeunesse et vers une supposée perfection physique a-t-elle encore un sens à l’heure où les nouvelles technologies, comme aime à le rappeler le philosophe Paul Virilio « me rapprochent de mon lointain mais m’éloignent de mon prochain ».