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L’IA va-t-elle creuser le fossé des inégalités ?

Alors que l’IA s’infiltre de plus en plus dans nos environnements de travail, une question cruciale émerge : qui profitera réellement de cette révolution technologique ? Tandis que le doute plane sur l’avenir de la démocratisation technologique dans le monde du travail.

 

L’introduction massive de l’intelligence artificielle (IA) dans le monde du travail fait couler beaucoup d’encre (1). Sommes-nous tous menacés par cette vague technologique ? Alors que l’IA promet d’augmenter la productivité et d’alléger les tâches, la question se pose : qui profitera réellement de cette révolution ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce ne sont pas les personnes maîtrisant le mieux ces outils qui prendront l’avantage, mais bien une élite de privilégiés, qui détient déjà les rênes du pouvoir. L’IA ne semble pas suivre le même chemin de démocratisation que l’informatique, quand les ordinateurs ont envahi les bureaux dans les années 80.

 

Une révolution silencieuse au profit des puissants ?

En 2023, près de 70 % des dirigeants d’entreprise affirment que l’IA jouera un rôle clé dans leur stratégie (2). Pourtant, l’accessibilité à cette technologie reste un privilège. Contrairement à l’informatique qui a progressivement équipé chaque employé d’un ordinateur, l’IA pourrait bien rester entre les mains de quelques-uns. Cette situation soulève une question : l’IA, loin de libérer les travailleurs, ne va-t-elle pas au contraire creuser davantage le fossé entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent ?

Prenons l’exemple des logiciels d’automatisation de tâches : ils promettent de réduire la charge de travail des employés, mais en réalité, ils sont souvent utilisés pour concentrer encore plus de pouvoir entre les mains des managers. Ceux-ci, grâce à l’IA, peuvent surveiller et contrôler les tâches de leurs subordonnés de manière plus efficace (3). On assiste alors à un renforcement des inégalités au sein même des entreprises, où seuls les décideurs ont accès aux bénéfices réels de cette technologie.

Cette dynamique peut être comparée à celle de l’industrialisation au XIXe siècle, où l’automatisation a permis à une minorité de capitalistes d’accroître leur richesse, tandis que la majorité des ouvriers subissait des conditions de travail dégradées. De la même manière, l’IA pourrait conduire à une « aristocratie technologique », où ceux qui possèdent les moyens de production numériques dominent ceux qui n’ont accès qu’à des outils limités.

 

Une technologie qui échappe à la démocratisation

Alors que les ordinateurs ont été démocratisés grâce à leur baisse de coût et à la montée en compétences des utilisateurs, l’IA semble suivre un autre chemin. La complexité des outils d’IA, couplée à des investissements massifs en R&D, la réserve à une élite capable de se les approprier. Le coût d’entrée pour maîtriser ces technologies reste élevé : il faut non seulement des compétences techniques avancées, mais aussi un accès à des ressources financières et infrastructurelles considérables (4).

Les petites entreprises, tout comme les travailleurs indépendants, se retrouvent alors en marge de cette révolution (5). À titre d’exemple, une petite PME n’aura ni les moyens de développer des algorithmes sophistiqués, ni ceux de s’offrir des solutions sur mesure, contrairement à une multinationale qui peut s’allier avec des géants du numérique. Cette concentration des outils d’IA entre les mains de quelques grandes entreprises conduit à une distorsion du marché, où les plus puissants renforcent encore leur domination.

L’analogie avec le marché financier n’est pas exagérée : de la même manière que la spéculation boursière est l’apanage de quelques initiés, l’exploitation de l’IA risque de devenir l’outil de ceux qui peuvent se permettre d’investir lourdement dans cette technologie, reléguant les autres à une place subalterne.

 

Le mirage d’une IA au service de tous

On pourrait croire que l’IA, en automatisant les tâches répétitives, permettrait à chacun de se concentrer sur des activités à plus forte valeur ajoutée. Mais ce rêve risque de se briser sur la réalité d’un monde du travail de plus en plus polarisé. Au lieu de libérer les travailleurs, l’IA pourrait bien renforcer une culture du contrôle et de la surveillance, où l’autonomie et la créativité ne sont plus les maîtres mots, mais bien la conformité et l’efficacité à tout prix (6).

Les récents développements dans les technologies de surveillance sur le lieu de travail sont révélateurs de cette tendance : des logiciels capables de suivre en temps réel les actions des employés, de leur productivité à leur présence au bureau, se multiplient. Plutôt que de favoriser l’épanouissement professionnel, l’IA semble donc être utilisée pour intensifier la pression sur les travailleurs, réduisant encore leur marge de manœuvre.

À terme, la question se pose : l’IA améliorera-t-elle réellement la condition de travail des employés, ou ne servira-t-elle qu’à renforcer les inégalités existantes ? Si l’informatique a permis à chacun de devenir plus productif, l’IA, elle, semble s’orienter vers une concentration du pouvoir, où seuls les mieux dotés en tireront les bénéfices.

 

L’avenir du travail : une fracture entre les élites et le reste du monde

L’arrivée des ordinateurs dans les années 80 a bouleversé le monde du travail, mais elle a aussi ouvert la voie à une démocratisation des compétences et des outils. Aujourd’hui, avec l’IA, cette dynamique semble inversée : au lieu de partager les bénéfices, nous risquons de voir se creuser un fossé entre une élite technologique et le reste de la société (7). Les travailleurs, loin d’être remplacés par des machines, pourraient bien se voir marginalisés par une caste privilégiée, capable de maîtriser et de contrôler ces nouvelles technologies.

La question finale est donc la suivante : l’intelligence artificielle sera-t-elle l’outil d’une nouvelle forme de domination, ou parviendra-t-on à la rendre accessible à tous, comme ce fut le cas avec les ordinateurs ? Le défi est de taille, et l’avenir du travail en dépend.

 

 


Références :

(1) World Economic Forum. « The Future of Jobs Report 2023. » World Economic Forum, 2023.

(2) Harvard Business Review. « How Artificial Intelligence Will Redefine Management. » Harvard Business Review, January 2022.

(3) McKinsey Global Institute. « Generative AI and the Future of Work. » McKinsey & Company, June 2023.

(4) International Labour Organization (ILO). « The Role of Artificial Intelligence in the Future of Work. » ILO, 2023.

(5) OECD. « AI in Work, Innovation, Productivity and Skills: The Role of AI in Shaping the Future of Work. » OECD Publishing, 2022.

(6) European Commission. « Artificial Intelligence and the Future of Work in Europe. » European Commission, 2024.

(7) MIT Sloan Management Review. « AI Is Making Jobs Better, Not Just Eliminating Them. » MIT Sloan Management Review, July 2023.