L’accélération digitale est la nouvelle pensée unique [Article invité]
On vous serine continuellement que tout va très vite, que tout se transforme de plus en plus rapidement et qu’on est submergé par ce maelstrom de nouveautés, les unes succédant aux autres avec toujours plus d’impatience, n’est-ce pas ?
C’est la perception partagée par la plupart des gens. Ils vous le diront : “de nos jours ça va trop vite et on a du mal à suivre”. Ils se sont tellement persuadés que ce soit la vérité qu’ils se la répètent les uns les autres.
La technologie semble responsable d’un flot incessant de nouveautés toutes plus incroyables les unes que les autres, qui se succèdent à une vitesse vertigineuse, croissante d’année en année. Cette accélération paraît si réelle que personne ne songe à la remettre en cause. Pourquoi ne pas y croire d’ailleurs, puisque tous vos sens semblent vous indiquer que c’est véritablement le cas ?
Mais ça ne fonctionne pas toujours de la sorte. Il y a seulement quelques siècles, les gens dans leur immense majorité pensaient que le soleil tournait autour de la Terre et pas le contraire. Il suffisait de regarder la course du soleil dans le ciel pour se rendre compte qu’effectivement, il en allait ainsi. Votre intuition et votre sens logique vous le faisaient imaginer faussement, pourtant à cette époque il était tout à fait logique de penser ainsi et ceux qui affirmaient le contraire étaient très peu nombreux. Aujourd’hui c’est la même chose : tout vous pousse à considérer que le progrès s’accélère continuellement alors que la technologie est en train de ralentir. Bien sûr, il est tout à fait contre-intuitif d’affirmer cela et, au premier abord, personne ne vous croira.
L’état de l’art, dans tous les domaines qui reposent sur la technologie, est en réalité très différent de ce que la propagande veut vous faire penser. Mais alors, me direz-vous, pourquoi nous mentirait-on sur ce sujet ?
C’est la bonne question à se poser : pourquoi la propagande voudrait nous persuader que la technologie est portée par un progrès continu et inextinguible si ça n’était pas le cas ?
À cela il est facile de répondre : la propagande vous ment sur ce sujet, car elle a intérêt à vous peindre le futur avec du rose plutôt que du noir. C’est dans son intérêt de réenchanter l’avenir artificiellement, de façon à ce que les citoyens ne soient pas saisis d’angoisse face aux perspectives toujours plus inquiétantes. C’est même une tendance qui porte un nom, c’est ce qu’on appelle le solutionnisme : faire accepter que tout problème a sa solution et que cette solution est d’ordre technique. Ainsi il n’y a pas matière à s’inquiéter : quel que soit le problème menaçant l’Humanité, la science et la technologie vont y apporter une solution.
Le solutionnisme est une illusion tout comme le progrès continu de la technologie. Cette illusion est une absurdité du même ordre que celle de croire à une croissance économique qui serait continue et infinie.
De la même manière que notre perception du progrès technologique peut être faussée, notre compréhension des médicaments et de leur disponibilité peut aussi être influencée par des idées préconçues. Prenons l’exemple de Rybelsus, un médicament innovant pour le traitement du diabète de type 2. Rybelsus est disponible à la fois sur ordonnance et sans ordonnance dans certains contextes (Le site officiel est disponible), ce qui reflète une évolution dans la manière dont les traitements sont régulés et perçus par le public. Cette dualité dans la disponibilité du médicament montre comment les cadres réglementaires s’adaptent pour répondre aux besoins des patients tout en assurant leur sécurité, défiant ainsi l’illusion que tous les progrès médicaux suivent un chemin linéaire et ininterrompu vers plus d’accessibilité.
Il est toujours terriblement périlleux de prédire le futur, et y arriver avec précision est encore plus aléatoire. En revanche, ce qu’on peut faire, c’est extrapoler à partir du passé. Et ce qu’on a pu voir dans le passé c’est que toutes les promesses de la propagande n’arrivent pratiquement jamais. Donc on peut légitimement douter que les voitures autonomes (par exemple) seront dans nos rues aussi rapidement qu’on nous dit et sous la forme que l’on prévoit. À ce niveau-là, ça n’est pas qu’une surprise est toujours possible c’est plutôt qu’une surprise est quasi sûre.
Je peux parfois donner l’impression que je nie le progrès technique… Rien n’est plus faux !
Le problème essentiel vient de la façon dont les nouveautés techniques sont présentées au grand public. A chaque fois, la nouvelle technologie à la mode est accompagnée de promesses pharamineuses à grands coups d’adjectifs ronflants (« révolutionnaire » est le terme le plus souvent utilisé). Mais ça ne veut pas dire que c’est forcément un pétard mouillé pour autant. Internet, par exemple, n’a pas tenu toutes les promesses du temps de la bulle des dotcoms, mais il n’en n’a pas moins changé beaucoup de choses (depuis l’ecommerce qui a redéfinit nos pratiques de consommation jusqu’au cloud qui a redéfinit notre façon de gérer l’informatique). Au final, Internet peut être vu comme une déception seulement si vous avez cru à tous les bobards proclamés dans les années quatre-vingt-dix.
Je sais que la technique finit toujours par progresser, presque inexorablement et ce dans quasiment tous les domaines. Mais j’insiste, cette progression prend simplement plus de temps (toujours plus de temps !) que ce qui en est dit.
La technique ralentit, les retours décroissants sont partout et nous allons droit vers une déception majeure
L’informatique semble être épargnée par cette stagnation mais c’est une apparence : seuls les capacités progressent (vitesse de traitement, affichage, stockage, taille des appareils et efficience électrique) mais pas les fonctionnalités qui restent très limitées. La meilleure preuve c’est que quand il y a une avancée dans ce domaine (IA avec les images ou la reconnaissance vocale), elle est mise en avant bruyamment !
Le progrès technique devrait être boosté en temps de guerre mais c’est l’inverse qui se produit : les militaires sont conservateurs et la recherche de l’innovation décisive est restée vaine lors des précédents conflits, seule la production de masse compte désormais.
Les programmes militaires sont comme ceux du médicaments : ils ralentissent inexorablement, pour un coût toujours plus élevé et sont donc moins nombreux à aboutir.
Dans le domaine spatiale aussi, les progrès sont très décevants (quasiment une absence de progrès en fait). SpaceX performe simplement en étant plus rationnel que les autres acteurs !
Il y a une grande différence entre un programme étudié et un programme opérationnel. Le nombre de projets étudiés et abandonnés est proprement vertigineux (ils sont très visibles dans les domaines spatial, nucléaire et militaire). Car la dernière marche est toujours la plus dure à gravir. Pour celles et ceux que les lois de l’évolution technique intéressent de plus près, j’ai listé celles-ci dans une série d’articles à voir à https://www.redsen-consulting.com/fr/inspired/tendances-decryptees/les-grands-principes-de-levolution-de-linformatique-introduction. Cela concerne surtout l’informatique (mon sujet de prédilection) mais c’est évidemment transposable et applicable aux autres domaines.
La propagande masque la réalité
La propagande est partout et masque la réalité. Deux exemples pour achever de s’en convaincre. Tout d’abord, un article paru sur « Siècle Digital » intitulé « Nos cellules souches squelettiques pourraient régénérer nos os ».
C’est une avancée scientifique importante qu’une équipe de chercheurs de Stanford vient de rapporter. Ils ont découvert les cellules souches squelettiques qui donnent naissance aux os, au cartilage et à l’os spongieux qui héberge la moelle osseuse. Cette découverte pourrait un jour aider les médecins à réparer ou à remplacer le cartilage des articulations et à guérir plus rapidement les os brisés. https://siecledigital.fr/2018/09/27/cellules-souches-squelettiques-aident-os-regenerer/
Et l’article continue sur le même ton avec des promesses faramineuses comme « Un jour, nous ne nous soucierons plus des effets du vieillissement ». Mais sur les étapes à franchir, les conditions pour confirmer cette découverte et un calendrier d’application, rien. L’annonce est jetée aux yeux du public comme si tout cela ne comptait pas et que cet avenir lumineux était déjà à notre porte !
Ensuite, cet autre article, toujours sur « Siècle Digital » :
Des chercheurs ont réussi à créer par hasard une enzyme capable de détruire du plastique. Une découverte qui pourrait contribuer à résoudre le problème de la pollution liée notamment aux bouteilles en plastiques. https://siecledigital.fr/2018/04/18/enzyme-mange-plastique/
Ce second exemple est encore plus pernicieux que le précédent car, cette fois, on sous-entend qu’on n’a même pas besoin de vraiment chercher des solutions : on va même les découvrir par accident !
Et comme toujours, aucune précision sur la mise en oeuvre de cette découverte : comment va-t-on produire en masse cet enzyme ? quels seront les effets secondaires ? comment va-t-on collecter ces huit millions de tonnes de plastiques qui se retrouvent chaque année dans les océans ?
Pfuit, des détails tout cela !
Le solutionnisme est une impasse
Le « solutionnisme » frappe les esprits mais ça ne correspond à rien. Le nucléaire (gestion des déchets) est là pour nous montrer qu’il existe des problèmes sans solution et qu’il vaudrait mieux ne pas s’y engager dès le départ.
Les trois piliers de la techno-structure
Notre société repose sur trois piliers : 1- l’appétit de croissance, 2- la technologie omniprésente et 3- la propagande. Laissons de côté l’appétit de croissance déjà bien documenté par ailleurs. Ce dernier est le moteur de notre société, son apport énergétique. La machine est sa trajectoire, le spectacle est son ressenti.
Des grands penseurs du XXe siècle ont attiré notre attention sur les deux derniers piliers : Jacques Ellul pour la machine et Guy Debord pour la société du spectacle. Ellul est le premier à avoir compris que la société moderne était une société technicienne dirigée logiquement par des technocrates. Il explique dans ses livres que pour comprendre ce qu’est devenue notre civilisation, il est plus important de se pencher sur le rôle de la machine, son omniprésence et son infiltration continue que de répéter encore et encore la traditionnelle analyse marxiste sur le rôle du capitalisme…
(…) chaque progrès technique est destiné à résoudre un certain nombre de problèmes. Ou, plus exactement : en face d’un danger, d’une difficulté, (…) on trouve forcément la réponse technique adéquate. Ceci provient de ce que c’est le mouvement même de la technique, mais répond aussi à notre conviction profonde, générale dans les pays développés, que tout peut être ramené à des problèmes techniques.
Le mouvement est alors le suivant : en présence d’un problème social, politique, humain, économique, il faut l’analyser de telle façon qu’il devienne un problème technique (ou un ensemble de problèmes techniques) et à partir de ce moment-là, la technique est l’instrument adéquat pour trouver la solution.
(…) Le système technicien, exalté par la puissance informatique, a échappé définitivement à la volonté directionnelle de l’homme.
(…) La pratique intensive de la télévision anesthésie l’acte réflexif de la conscience et inhibe la parole. Elle fait de la parole un acte résiduel.
Jacques Ellul, dans « Le Bluff Technologique » 1989.
Ce qui compte, ce n’est pas ce qui est vrai, c’est ce qui en est dit !
Si la machine est omniprésente, c’est encore de manière assez subtile. Ce n’est pas le cas de la propagande qui elle, est très visible. C’est le troisième pilier si bien analysé par Guy Debord dans « La société du spectacle ». Dans le flot continue de la propagande, tout devient spectacle et la réalité ne compte plus. Peu importe ce qui est vrai, seul compte l’enrobage, le comment cela est présenté, nuance…
Plus on parle de transparence, moins on sait qui dirige quoi, qui manipule qui, et dans quel but. Guy Debord, dans “La Société du spectacle” (1967).
Ce que vivent les gens et ce qu’ils prennent pour de l’accélération, c’est en fait un abrutissement continu de « nouveautés » qui sont lancées dans le paysage médiatique comme autant d’étoiles filantes qui brillent furieusement pour s’éclipser aussi vite. Il n’y a aucun temps mort, à peine l’une disparaît qu’une autre prend sa place et attire à elle attention et commentaires.
Pas le temps de la réflexion
Le public n’a pas le temps de la réflexion avec un pareil pilonnage. Il est là, fasciné, sans comprendre la véritable portée et l’impact de la nouveauté présentée qu’aussitôt, une autre occupe la scène jusqu’à la prochaine. Peu importe que ces modes éphémères n’apportent ni progrès ni valeurs dans le court terme; peu importe qu’elles soient importantes ou négligeables dans le long terme, elles sont toutes présentées de la même façon.
Vous remarquerez (et ce n’est pas un hasard) que c’est la même technique de saturation qui est utilisée dans les domaines politiques et sociétaux. Cette loi de l’immédiateté et du bourrage de crâne permet de diriger les regards loin des vrais sujets et de noyer le poisson avec une efficacité avérée. Pourquoi donc la technostructure s’en passerait-elle ?
La technique est la nouvelle religion dans la mesure où il faut « croire » pour être « sauvé ». Du coup, elle a son dogme (tout est possible) et son clergé (tous les tenants de la hi-tech sans limites).
Une vérité indicible !
La vérité indicible (indicible, car elle remet en cause le dogme et, dans toutes religions, c’est le tabou absolu !), c’est qu’il n’y a pas d’accélération. Comment cela serait-il possible ?
Si tous les domaines techniques étaient en accélération continue, ils seraient tous capables depuis longtemps, de passer de la découverte à l’application sans plus aucun délai et il n’y a pas besoin d’être spécialiste pour observer que ce n’est évidemment pas le cas.
Ce que nous vivons actuellement est au contraire un ralentissement qui aboutit, au fil du temps, à une stagnation décourageante. Bien entendu, ce ralentissement et cette stagnation sont masqués par le bombardement médiatique qui fait en sorte de perpétuer l’illusion du progrès continu. On est quasiment dans la même situation que dans une longue guerre où la propagande s’efforce de maintenir le moral de la population en rabâchant que « la victoire est proche », que « la lumière est au bout du tunnel », que « l’ennemi est épuisé, son effondrement ne va plus tarder ».
La vérité est qu’il faut se débarrasser des illusions véhiculées par la propagande comme l’horizon fumeux des transhumanistes (si on était encore capable de raisonner sainement, de semblables affirmations feraient rire tout le monde !). Il faut savoir accorder du temps au temps et admettre que les progrès de la technique (les vrais progrès) en demandent beaucoup plus qu’on ne le voudrait. Les hommes aiment voir les résultats de leurs conquêtes. Seule cette rééducation va nous permettre d’évaluer sereinement et rationnellement les différents projets et nous permettre de choisir quels sont ceux qui méritent les allocations de ressources nécessaires. Mais la technostructure ne veut pas que vous soyez responsable de votre destin, ni dans le domaine technique ni dans les autres. C’est pourquoi elle préfère de loin vous faire gober des histoires merveilleuses à priori et incompréhensibles (et fausses) qui vous incitent à laisser à d’autres le poids des décisions implicantes.
Ce billet est un article invité. Il a été rédigé par Alain Lefebvre sur le blog de Bertrand Jouvenot.