jouvenot.com

Innovez, innovez, innovez ! Est-ce raisonnable ?

Innover sonne comme une évidence. Mais personne ne se demande vraiment dans quels buts ? Si les innovations ont leurs vertus, celles du passé ont aussi contribué à aggraver les crises écologiques, géopolitiques, sociales et financières que nous connaissons aujourd’hui. Faut-il donc arrêter d’innover ? Non, répond Franck Aggeri dans son livre « L’innovation, mais pour quoi faire ? » dans lequel il plaide pour une innovation mieux orientée. Interview.

 

Bonjour Franck Aggeri, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Franck Aggeri : L’écriture de ce livre a été motivé par deux sentiments inspirés de mes observations : mon exaspération croissante à l’égard de cette injonction à innover toujours davantage et toujours plus vite ; l’urgence à déconstruire cette idée selon laquelle l’innovation aurait forcément des effets bénéfiques pour la société et participerait à son progrès. Ainsi, dépolitisée, l’innovation, qu’elle soit technologique, sociale, « verte », managériale, financière ou publique ou frugale n’est plus un moyen au service de finalités sociétales mais elle est devenue sa propre fin. S’interroger sur le sens de l’innovation, dénoncer la course effrénée à l’innovation est devenu une nécessité car celle-ci engendre des effets négatifs de plus en plus visibles, à la fois sur le plan environnemental et sociétal. A l’heure de l’Anthropocène, il était devenu impératif de questionner cette culture de l’innovation et ses postulats pour imaginer des formes d’innovations plus responsables et plus sobres, véritablement compatibles avec une société plus soutenable.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Les pages 249-250 de la conclusion :

« Évidemment, parmi la masse innombrable des innovations générées chaque année, nombreuses sont celles qui ont des impacts positifs avérés et contribuent à améliorer la santé, les possibilités de communication, le sort des populations les plus fragiles, la protection de l’environnement, la convivialité au travail, le développement de pratiques culturales et d’élevage plus soutenables, etc. Il n’est pas question de minimiser leur intérêt et leur importance. Mais à côté de ces innovations socialement et écologiquement utiles, combien d’innovations sont contestables ou porteuses de risques à long terme ? Il faut donc continuer à innover, mais il convient de le faire autrement, avec davantage de discernement. En décourageant les projets qui ne contribuent pas au bien commun et en encourageant, à l’inverse, ceux qui peuvent contribuer a priori à l’émergence d’une société plus soutenable, résiliente et conviviale. »

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Franck Aggeri : Pour réduire l’empreinte matérielle et écologique de nos activités économiques, mais également développer des emplois locaux, il est impératif de sortir de la course aux volumes produits, et plus généralement d’un objectif de croissance économique intensive sur le plan matériel et énergétique, organisée au sein d’une économie mondialisée.

A cette aune, et même si elles ne sont encore qu’émergentes, je trouve salutaire les réflexions sur l’innovations responsales qui visent à s’interroger sur sa gouvernance et ses finalités. Il en va de même des initiatives qui explorent un nouvel imaginaire technique qui sorte de la recherche systématique du high-tech pour approfondir le potentiel des low-tech, de l’éco-conception et la réappropriation des savoirs par les usagers. Le retour au premier plan d’activités « invisibilisées » comme la maintenance, la réparation ou le réemploi me semblent des signes intéressants d’une tendance à la quête de simplicité, de produits et d’infrastructures qui s’inscrivent dans une quête de modes de vie plus sobres.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Franck Aggeri : Interrogez-vous sur les finalités des projets d’innovation auxquels vous participez et sur ses effets indésirables éventuels. En quoi ces projets contribuent-ils à la fabrication d’un monde authentiquement soutenable ?

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Franck Aggeri : Le thème qui me passionne actuellement est celui de la sobriété. La notion est malheureusement l’objet de nombreuses idées reçues, comme celle selon laquelle elle serait synonyme de décroissance et de privation. L’enjeu de la sobriété n’est pas de consommer et de produire moins, mais mieux. Pour cela, il faut construire des imaginaires positifs de la sobriété, identifier et caractériser des pratiques vertueuses, en inventer de nouvelles à la fois dans le domaine des usages, que dans ceux de la production, des modèles d’affaires et des systèmes économiques et de gestion compatibles avec cet objectif.

 

Merci Franck Aggeri

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : L’innovation, mais pour quoi faire ?, Franck Aggeri, Editions du Seuil, 2023.

Professeur de management à Mines Paris – PSL, spécialiste de l’économie circulaire, des enjeux de transition écologique et d’innovation responsable, Franck Aggeri est également codirecteur de la chaire « mines urbaines » dédiée à l’économie circulaire et chroniqueur pour Alternatives Économiques.