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Et si protéger sa vie privée était un devoir ?

Plus une minute, plus une seconde ne passe sans que nos données personnelles et privées ne soient collectées et exploitées… Il est temps de se débrancher de cette économie de la surveillance. Un sursaut que Carissa Véliz appelle de tous ses vœux dans son livre Privacy is Power, ouvrage dans lequel elle propose des mesures concrètes pour y parvenir, offrant des solutions pratiques, tant aux politiques qu’aux citoyens que nous sommes. Interview.

Bonjour Carissa, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Carissa Véliz : Plus je faisais des recherches sur la vie privée, plus je m’alarmais de l’état de nos données personnelles. Après six ans de recherches sur le sujet, j’étais sûre d’en savoir assez pour prendre position. Nous sommes à un moment historique crucial : les États-Unis discutent de la possibilité d’une loi fédérale sur la vie privée, l’Europe discute du règlement ePrivacy, la Chine érode rapidement la vie privée et tente d’exporter son modèle de surveillance… Il est temps d’agir. Les lois que nous choisissons aujourd’hui façonneront la société pour les décennies à venir. Privacy Is Power est un avertissement urgent et un appel à l’action.

Un extrait de votre livre qui vous représente le mieux ?

C.V. : Le livre ne parle pas de moi et ne me représente pas, mais voici un extrait qui résume la saveur de l’ouvrage :
Vous pensez peut-être que vous n’avez rien à cacher, rien à craindre. Vous avez tort – à moins que vous ne soyez un exhibitionniste aux désirs masochistes de souffrir d’usurpation d’identité, de discrimination, de chômage, d’humiliation publique et de totalitarisme, entre autres malheurs. Vous avez beaucoup de choses à cacher, beaucoup de choses à craindre, et le fait que vous ne vous promenez pas en publiant vos mots de passe ou en donnant des copies de vos clés à des inconnus en témoigne.
Vous pensez peut-être que votre vie privée est en sécurité parce que vous n’êtes personne – rien de spécial, d’intéressant ou d’important à voir ici. Ne vous sous-estimez pas. Si vous n’étiez pas si important, les entreprises et les gouvernements ne se donneraient pas tant de mal pour vous espionner.
Vous avez le pouvoir de prêter votre attention, votre présence d’esprit. Les gens se battent pour ça. Tous les acteurs de la technologie veulent que vous prêtiez attention à leur application, leur plateforme, leurs publicités. Ils veulent en savoir plus sur vous pour savoir comment vous distraire au mieux, même si cela signifie vous détourner du temps de qualité avec vos proches ou des besoins humains fondamentaux comme le sommeil.
Vous avez de l’argent, même si c’est peu. Les entreprises veulent que vous leur consacriez vos revenus. Les pirates informatiques qui veulent vous extorquer de l’argent sont impatients de s’emparer de vos informations ou images sensibles. Les compagnies d’assurance veulent aussi votre argent, tant que vous ne représentez pas un trop grand risque, et elles ont besoin de vos données pour l’évaluer. Vous faites peut-être partie de la population active. Les entreprises veulent tout savoir sur les personnes qu’elles embauchent, y compris si vous êtes susceptible de vouloir vous battre pour vos droits.
Vous avez un corps. Les institutions publiques et privées veulent en savoir plus sur lui, peut-être l’expérimenter, et en apprendre davantage sur d’autres corps comme le vôtre. Vous avez une identité. Les criminels veulent l’utiliser pour commettre des crimes en votre nom et vous laisser payer la facture. Vous avez des connexions personnelles. Vous êtes un nœud dans un réseau. Vous êtes la progéniture de quelqu’un, le voisin de quelqu’un, le professeur, l’avocat ou le coiffeur de quelqu’un. Grâce à vous, ils peuvent atteindre d’autres personnes. C’est pourquoi les applications vous demandent d’accéder à vos contacts.
Vous avez une voix. Toutes sortes d’agents veulent vous utiliser comme porte-parole sur les médias sociaux et au-delà. Vous avez un droit de vote. Les forces étrangères et nationales veulent que vous votiez pour le candidat qui défendra leurs intérêts.
Comme vous pouvez le constater, vous êtes une personne très importante. Vous êtes une source de pouvoir.

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

C.V. : Une bataille épique est en cours entre les défenseurs et les attaquants de la vie privée, et nos démocraties et nos modes de vie dépendent de l’issue de cet affrontement. Si nous sommes myopes et que nous finissons par laisser les considérations de profit l’emporter, nous risquons de glisser vers une sorte de techno-autoritarisme, semblable à celui que prépare la Chine. Si nous voulons protéger nos démocraties libérales, nous devons commencer à prendre les droits plus au sérieux, et un modèle commercial qui dépend de la violation massive du droit à la vie privée est inacceptable. Heureusement, les gouvernements se rendent compte que nos pratiques actuelles en matière de données (collecter autant de données que possible et les stocker aussi longtemps que possible) représentent un risque énorme pour la sécurité nationale. J’espère que cela les incitera à améliorer nos normes de cybersécurité et à interdire les pratiques risquées en matière de données.
D’autres tendances intéressantes se dessinent dans le domaine de l’IA. Il s’agit de savoir si l’IA avancée aura toujours besoin d’une multitude de données ou si l’IA réellement avancée aura besoin de beaucoup moins de données pour fonctionner que les algorithmes d’apprentissage automatique actuels. La réponse à cette question aura d’énormes répercussions sur notre façon de concevoir la valeur des données.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

C.V. : Ne considérez pas la liberté et la démocratie comme acquises. La démocratie n’est pas à son meilleur moment, et c’est la tâche de notre génération de la défendre et de la faire respecter. Ne vous contentez pas de l’injustice. Pour reprendre les mots de Stéphane Hessel, refusez l’inacceptable.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

C.V. : Je commence à travailler sur l’éthique des algorithmes. En particulier, l’éthique de l’analyse prédictive.
Merci Carissa
Merci Bertrand

Le livre : Privacy is Power, Carissa Véliz,  Melville House, 2021.