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Les promesses de l’IA sont-elles les bonnes au moins ?

Depuis quelques années, l’intelligence artificielle se déverse comme une pluie torrentielle sur tous les pans de notre quotidien. À en croire ses prophètes, elle serait capable de nous rendre plus rapides, plus productifs, plus intelligents. Mais derrière cet enthousiasme quasi religieux, une question inconfortable s’impose : sommes-nous vraiment sûrs de courir derrière les bonnes promesses ?

 

Devenir plus intelligent… pour quoi faire ?

Chaque jour nous apporte son lot de nouvelles applications dopées à l’IA : création de contenus, aide à la décision stratégique, réponses automatisées et « intelligentes » aux clients impatients. Pourtant, au milieu de cette frénésie, une vérité dérangeante persiste : avoir plus d’intelligence technique ne signifie pas nécessairement avoir plus de discernement ou de bon sens.

L’IA promet de penser à notre place, mais nous n’avons jamais eu autant besoin de penser par nous-mêmes. En 2023, un rapport d’Accenture soulignait que 40 % des employés passaient désormais plus de temps à vérifier ou corriger les productions générées par l’IA plutôt qu’à créer par eux-mêmes (1). Un progrès ? Certainement pas.

Produire vite, produire mal

Il suffit de regarder les productions standardisées proposées par les IA génératives : articles sans saveur, visuels fades, posts LinkedIn uniformes et prévisibles. La « révolution » se révèle souvent n’être qu’une accélération du médiocre. Le sociologue Hartmut Rosa décrit parfaitement cette tendance : « Nous vivons dans une société d’accélération qui produit beaucoup, mais comprend peu » (2). L’IA pousse ce mécanisme à l’extrême : produire encore plus vite pour comprendre toujours moins.

En cherchant à gagner du temps, nous le perdons à courir derrière l’illusion d’une perfection automatisée, oubliant que la qualité véritable ne se fabrique jamais dans l’urgence.

L’absurdité d’une assistance permanente

Alexa, Siri, ChatGPT : ces assistants virtuels promettent de nous faciliter la vie en répondant instantanément à nos moindres désirs. Mais de quoi avons-nous réellement besoin ? L’assistance, initialement destinée à libérer notre esprit des tâches répétitives, crée aujourd’hui une dépendance paradoxale.

Selon Sherry Turkle, professeure au MIT, ces assistants ont une conséquence inattendue : la réduction de notre capacité d’introspection et de réflexion profonde (3). En nous habituant à recevoir une réponse instantanée, nous perdons progressivement l’habitude précieuse de nous poser de vraies questions.

L’urgence de sagesse plutôt que d’intelligence

Le philosophe Yuval Noah Harari résume ainsi le défi majeur posé par l’IA : « Nous ne manquons pas d’intelligence, mais bien de sagesse » (4). Au lieu de poursuivre aveuglément l’intelligence artificielle, ne devrions-nous pas chercher à développer une sagesse collective qui échappe justement aux algorithmes ?

L’exemple récent du scandale des admissions universitaires aux États-Unis montre comment l’intelligence algorithmique, censée neutraliser les biais, a finalement renforcé les inégalités sociales (5). La sagesse, elle, ne se programme pas. Elle se cultive patiemment dans l’échange humain, la nuance et l’expérience vécue.

L’illusion du bonheur automatisé

Parmi les promesses les plus séduisantes de l’intelligence artificielle figure celle du bonheur clé en main. Applications de méditation, coachs virtuels en développement personnel, robots conversationnels pour rompre l’isolement : tout semble prévu pour optimiser notre bien-être psychologique. Mais le bonheur peut-il vraiment être automatisé et délivré par algorithme ?

Dans son ouvrage Happycratie, la sociologue Eva Illouz démontre comment la quête algorithmique du bonheur standardise les émotions et réduit notre expérience intime à des schémas préétablis (6). Résultat : nous finissons par externaliser notre bien-être à des machines, délaissant notre propre capacité à identifier ce qui nous rend profondément heureux. Le bonheur n’est pourtant pas un produit manufacturé, mais une expérience singulière, complexe et résolument humaine.

Le mythe de la neutralité technologique

L’intelligence artificielle se pare souvent du discours rassurant de la neutralité, de l’objectivité pure, du jugement dépassionné. La promesse ? Supprimer les biais humains grâce à des décisions prises par des machines rationnelles, logiques et impartiales.

Or, comme le rappelle Kate Crawford, chercheuse chez Microsoft Research, l’IA est tout sauf neutre. Elle hérite directement des biais de ses concepteurs, reflétant leurs préférences, préjugés ou lacunes culturelles (7). L’exemple d’Amazon, contraint d’abandonner son outil de recrutement en 2018, en est emblématique : l’algorithme privilégiait systématiquement les profils masculins pour les postes techniques, ayant été nourri principalement par des données historiques biaisées (8). Croire en la neutralité absolue de l’IA est non seulement naïf, mais potentiellement dangereux.

La promesse trompeuse de l’écologie digitale

Enfin, l’IA s’affiche volontiers comme solution écologique : optimisation énergétique des industries, gestion intelligente des ressources naturelles, réduction du gaspillage alimentaire… Les vertus affichées sont nombreuses, les discours rassurants.

Pourtant, selon une étude de l’Université du Massachusetts, l’entraînement d’un seul modèle d’IA avancé peut générer autant d’émissions de carbone que cinq voitures durant toute leur vie utile (9). Sans compter les ressources nécessaires pour produire et recycler les équipements technologiques indispensables au déploiement massif de ces solutions. Loin d’être un remède miracle, l’intelligence artificielle pourrait devenir l’une des principales sources de pollution digitale, alimentant une crise environnementale déjà alarmante.

Ce dont nous avons réellement besoin

L’IA peut certes analyser des millions de données en quelques secondes. Elle peut écrire, prévoir, calculer à notre place. Mais ce n’est pas d’une IA omniprésente dont nous avons besoin. Ce n’est pas d’une technologie qui pense à notre place, mais bien d’un retour vers une pensée autonome, critique, profonde.

Finalement, les promesses grandioses de l’intelligence artificielle sont peut-être la plus grande distraction de notre époque : à force d’être intelligents, nous en oublions tout simplement d’être humains.

Alors, posons-nous cette question simple : à quoi sert vraiment toute cette intelligence si elle ne nous aide pas à vivre mieux ?

Notes et sources :

(1) Accenture. Tech Vision 2023 Report : When Atoms Meet Bits. Accenture, 2023.

(2) Rosa, Hartmut. Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive. La Découverte, 2012.

(3) Turkle, Sherry. Reclaiming Conversation: The Power of Talk in a Digital Age. Penguin, 2015.

(4) Harari, Yuval Noah. « Yuval Noah Harari on AI: Why Humans Need Wisdom, Not Intelligence ». Financial Times, 2023.

(5) O’Neil, Cathy. Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy. Crown Publishing, 2016.

(6) Illouz, Eva & Edgar Cabanas. Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Premier Parallèle, 2018.

(7) Crawford, Kate. Atlas of AI: Power, Politics, and the Planetary Costs of Artificial Intelligence. Yale University Press, 2021.

(8) Dastin, Jeffrey. « Amazon scraps secret AI recruiting tool that showed bias against women ». Reuters, 2018.

(9) Strubell, Emma, Ananya Ganesh et Andrew McCallum. « Energy and Policy Considerations for Deep Learning in NLP ». University of Massachusetts Amherst, 2019.