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Un livre à offrir à votre supérieur hiérarchique

Dans un livre humoristique et mordant, Christophe Genoud dénonce le bullshit managérial qui envahit nos organisations et apporte aux managers des solutions concrètes tirées de l’expérience de l’auteur et de sources solides et documentées. Interview de l’auteur de « Leadership, agilité, bonheur au travail…bullshit ! » (Vuibert, 2023).

 

Bonjour Christophe Genoud, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Christophe Genoud : Il y a trois ans, un professeur dans une business school à Genève m’a demandé, au pied levé, de donner une journée de cours sur l’innovation dans le secteur public. J’ai accepté avec enthousiasme, mais avec un peu d’appréhension aussi. Cela faisait plus de quinze ans que j’avais quitté le secteur académique et la littérature managériale pour assumer des fonctions de manager. J’ai donc demandé autour de moi ce qu’il convenait de lire comme ouvrage sur le management et l’innovation publié depuis une vingtaine d’années.

Parmi les références incontournables qui m’ont été conseillées, deux sont ressorties en tête :

“Theory U” de Otto Scharmer
“Reinventing Organizations” de Frédéric Laloux
Je me suis exécuté et j’ai lu en priorité ces deux livres.

Quelles purges ! Au fur et à mesure de leur lecture je ne cessais de me dire : “c’est une plaisanterie”, “c’est affligeant de nullité”, “comment peut-on écrire autant de c…?” Et puis, j’ai poursuivi en dévorant dans un même mouvement les Simon Sinek et autres Stephen Covey. Même vertige : c’est nul, archi-nul !

Est alors née une interrogation : comment a-t-on pu en arriver à ce que la littérature managériale soit devenue ce puit sans fond de fadaises, ce fatras conceptuel, cette collection d’affirmations gratuites sans aucun appui empirique sérieux? Comment a-t-on pu oublier, effacer ce que la discipline a pu écrire de plus intéressant durant les décennies précédentes?

Je me suis alors lancé dans l’aventure d’un blog (https://blogs.letemps.ch/christophe-genoud/) avec pour objectif de rendre compte de cette dérive, de cet appauvrissement du management. Son succès relatif a attiré l’attention de quelques lecteurs sur LinkedIn. A tel point que l’un d’entre eux, éditeur, m’a contacté pour me proposer de faire un livre sur ce bullshit managérial. Dix-huit mois plus tard, voici ce livre, qui est aussi, en creux, une interrogation sur mes propres pratiques managériales.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

p. 13-14

« L’une des caractéristiques frappante du bullshit managérial réside dans l’écart entre l’ambition du propos d’un côté, sa clarté et sa solidité de l’autre, alors même que l’on est en droit d’attendre que plus la première est grande, plus les secondes doivent croître en proportion. Or c’est bien souvent l’inverse que l’on constate. De sorte que plus on embrasse, moins on étreint.

 

Souvent défini comme une indifférence à la réalité, le bullshit est dans le domaine du management un « commerce de mots creux », un jargon souvent aussi pénible à subir que vide de sens, une industrie florissante de partitions pour instruments à vent spécialisés dans les symphonies pour pipeaux et flûtes. Le bullshit managérial est une éolienne constituée de trois pales : 1) le storytelling, soit l’art de raconter des histoires (l’enfumage), 2) la rhétorique creuse (le célèbre pipotron), 3) la théorie et le concept mous.

Résultat : le rendement de cette éolienne est faible (beaucoup de vent brassé, mais faible puissance délivrée). Les causes ? Un recours à des composants défaillants :

  • l’analogie pourrie (par exemple «les organisations sont des organismes vivants ») ;
  • l’extrapolation moisie (par exemple « la zone de confort ») ;
  • la confusion entre corrélation et causalité et le raisonnement tautologique (par exemple «les leaders intègres sont perçus par leurs disciples comme plus intègres ») ;
  • l’absence d’évidences empiriques solides et la confusion entre l’argument et la preuve (par exemple tout le reste…). »

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Christophe Genoud : L’écriture de ce livre m’a tout d’abord plongé dans la perplexité face à l’indigence de nombre d’approches managériales, voire dans le pessimisme. Et puis au fil du temps et des échanges avec amis, étudiants et collègues, je me suis rendu compte que le bullshit managérial est assez largement vécu comme une plaie par beaucoup de monde. Mais le contexte organisationnel dans lequel nous sommes placés ne nous permet pas toujours de le dire à voix haute. Les gens ne sont le plus souvent pas dupes, du moins ceux qui en sont les destinataires, ou les victimes. Les émetteurs du bullshit y croient, ou plutôt pour citer Sebastian Dieguez, ils y « croivent » : Ils croient qu’ils croient à leurs fadaises.

De sorte que je pense que l’on peut lutter contre le bullshit managérial. Il faut ainsi résolument combattre le leadership transformationnel et les idioties autour du bonheur au travail, de la bienveillance, ou de l’empathie tous ces concepts diaboliques parce qu’ils ont l’apparence de l’évidence. Qui pourrait-être contre la bienveillance et l’empathie ? Seul un fou pourrait s’y opposer. Or, c’est en examinant ces concepts de manière critique et ce en quoi ils consistent dans les organisations que l’on s’aperçoit qu’ils aliènent plus qu’ils ne libèrent, contre toute évidence première.

 

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Christophe Genoud : Quand vous avez un doute face aux propos d’un consultant ou d’un formateur qui vous assène un concept ronflant, ou que vous ne comprenez pas son propos : cuisinez-le ! Demandez-lui de s’expliquer. Exigez des références, des preuves empiriques ! Ce n’est pas vous qui ne comprenez pas, c’est le bullshiteur qui vous enfume. Le bullshit managérial se diffuse parce qu’il a la couleur du bon sens ou de l’évidence et parce que l’on ose pas suffisamment faire suer le bullshiteur. Cela demande de l’audace et du courage, mais c’est une mesure barrière salvatrice.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Christophe Genoud : J’ai la chance d’enseigner également à des étudiants de master en prospective les théories de la décision. Comme manager formé à la science politique cette thématique est fascinante pour moi et très actuelle : on cherche toujours à prendre de meilleures décisions. En mêlant la sociologie, les sciences cognitives, la philosophie, l’anthropologie et la littérature, je crois que l’on peut approcher au mieux cet exercice complexe qu’est la prise de décision individuelle et plus encore collective.

Et là encore, bullshit il y a en quantité astronomique. Par exemple, lorsque les consultants et autres formateurs recourent aux neurosciences en n’ayant manifestement pas compris grand chose de ce qu’elles sont et de ce qu’elles disent. Ou encore lorsqu’on fait appel à la PNL (programmation neuro-linguistique) ou à la psychologie positive qui n’ont aucune ou très peu de fondements empiriques démontrés. Voilà de la matière à explorer pour un autre ouvrage…

 

Merci Christophe Genoud

 

Merci Bertrand

 

Le livre : Leadership, agilité, bonheur au travail…bullshit !, Christophe Genoud, Vuibert, 2023.