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Un autre libéralisme est-il possible

Alors que le capitalisme est mis sur le banc des accusés par l’altermondialisme, l’écologie, le féminisme, le populisme etc. ,  il peut lui-même se réformer et épouser la vision d’un libéralisme humaniste, élaborée dès l’après-guerre en opposition aux totalitarismes. Cette philosophie ordolibérale, véritable  » troisième voie « , a progressivement été occultée par le triomphe planétaire du libéralisme anglo-saxon. Il est temps de la redécouvrir avec Alexis Karklins, dans son livre Pour un libéralisme humaniste.

Bonjour Alexis Karklins, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Alexis Karklins : Pour un libéralisme humaniste vient à un moment particulier dans ma vie. Après deux premiers livres consacrés à la pensée économique, j’ai publié il y a deux ans un essai personnel sur la modernité et le génie de Balzac. Ce dernier ouvrage m’a renforcé dans l’idée que la littérature et plus généralement la culture sont primordiales, à la fois comme guides de voyage pour comprendre la marche du monde, et comme ressources pour favoriser l’émancipation individuelle, valeur centrale de l’humanisme. Dans mon nouvel essai, je reprends cette idée chère à la philosophie ordolibérale selon laquelle, le libéralisme tel qu’on l’entend aujourd’hui sur le plan économique est en danger si l’on n’y ajoute pas une ambition culturelle de grande ampleur.
Ce nouvel ouvrage est aussi un livre de maturité. Quand on franchit le demi-siècle, on voit les choses différemment. Le temps s’accélère, mais la sérénité ainsi que le sens de l’essentiel s’accroissent. Je n’aurais pas pu prendre le recul nécessaire pour présenter les idées libérales il y a dix ans.
C’est enfin une ambition de combat car dans une époque où la liberté est attaquée tant par le nationalisme exacerbé que par le retour des utopies collectivistes et décroissantistes, il est indispensable de rappeler que le libéralisme est un courant de pensée divers, protéiforme, riche et évolutif. Le seul compatible avec une société qui respecte les droits individuels fondamentaux. Pour un libéralisme humaniste est à ce jour mon livre le plus engagé.

Un passage de votre livre qui vous représente le mieux.

A. K. : J’ai choisi cet extrait de l’introduction du livre qui reflète la philosophie ordolibérale et par là-même, ma façon d’imaginer la société de demain.
 « Et si la solution n’était pas de « sortir » du libéralisme mais plutôt « d’évoluer » vers un autre libéralisme ? Un libéralisme qui reprendrait les fondamentaux dont les avantages ne sont plus à démontrer, tout en répondant aux reproches légitimes qui lui sont adressés et qui ont été rappelés ci-avant. Qui ne ferait pas de l’individualisme sa valeur de référence. Qui placerait la dignité de l’humain au-dessus de toute autre finalité, en privilégiant sa dimension culturelle et son engagement dans la société. Qui contesterait la primauté de la recherche du profit, de la finance et du consumérisme tapageur dans l’économie. Qui redouterait la formation d’entreprises géantes et la constitution de monopoles. Qui s’insurgerait contre les rémunérations parfois extravagantes et les écarts trop importants de revenus ou de patrimoines. Qui réfléchirait avec réalisme à la place de l’État dans l’économie, à la fois en temps de crises économiques et en périodes d’expansion. Qui défendrait la protection de l’environnement, la conservation de la nature et la vie en dehors des mégalopoles. Un libéralisme véritablement éthique et humaniste.
Ce libéralisme, loin d’être une utopie ou une chimère, existe déjà avec l’ordolibéralisme. Ce courant original de la philosophie libérale, né dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres et responsable du miracle économique qu’a connu le pays à partir de 1948, reprend de nombreux principes du libéralisme traditionnel. Mais il s’en distingue par plusieurs aspects importants. Développé par des juristes et des économistes ayant, pour une majorité d’entre eux, critiqué le      nazisme de façon virulente avant même que celui-ci n’arrive au pouvoir, il est autant une philosophie, une éthique et une réflexion politique qu’une pensée économique. »

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus.

A. K. : En lisant l’extraordinaire ouvrage de Raymond Aron, Les Désillusions du progrès, j’observais que le constat qu’il faisait en 1969 sur nos sociétés est plus que jamais d’actualité : l’occident s’ennuie et s’inquiète, beaucoup de nos concitoyens rêvant, soit d’un retour en arrière vers un passé idéalisé et des frontières qui donneraient l’illusion de la protection, soit d’un grand soir révolutionnaire comme si les tragiques expériences communistes n’avaient pas eu lieu. Une nouvelle tendance autrement plus engageante a toutefois émergé au cours des dernières années : la conscience des effets dommageables du réchauffement climatique et de la dégradation de nos environnements naturels. Une planète de huit milliards d’habitants, contre un milliard il y a deux siècles, va nous pousser à adapter nos comportements, en particulier nos façons de vivre et de consommer.
L’ordolibéralisme, dont le corpus principal a été défini dans les années 1930-1950, propose une autre voie que les deux chemins totalitaires, qu’ils soient d’inspiration fasciste ou d’inspiration communiste. Mais il constitue aussi une voie différente du libéralisme du laissez-faire, celui que l’on qualifie parfois de « néolibéralisme ». Il valorise notamment notre rapport à la nature et nous invite à retrouver le sens de la proximité et de la communauté, à nous montrer plus sobres et plus solidaires, à préserver la biodiversité, sans jamais renoncer aux libertés individuelles.
Comme l’écrit très justement Wilhelm Röpke, l’un des grands penseurs ordolibéraux, qui comprit les dangers du nazisme avant même que Hitler ne parvienne au pouvoir et qui fut contraint à l’exil avant de conseiller avec succès le gouvernement allemand après-guerre, l’économie de marché est une condition nécessaire mais non suffisante pour construire une société juste et pérenne.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

A. K. : Plus qu’un conseil à prodiguer, ce qui serait bien prétentieux de ma part, je préfère partager un principe que je crois merveilleux et qui me guide à titre personnel : Sapere aude ! (Ose savoir !) Cette locution latine empruntée à Horace et véritable devise des Lumières si chère à Emmanuel Kant. Par cette expression, le philosophe allemand, dont l’influence est majeure dans la pensée ordolibérale, voulait signifier que chacun doit oser « penser par soi-même ». Lisons, admirons, voyageons, contemplons, méditons, écoutons, savourons, ouvrons-nous aux autres, apprenons sans cesse et sans répit pour grandir, pour donner, pour devenir in fine cet individu unique sur terre que le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges appelle de ses vœux. Nous le savons au fond de nous-mêmes, c’est le voyage et non la destination qui compte puisque cette dernière est connue pour les mortels que nous sommes. A condition de transmettre et de partager les récits de nos « voyages ».

En un mot, quels seront les prochains sujets qui vous passionneront ?

A. K. : J’ai envie écrire sur le féminisme dans la littérature, sur le lien entre musique et politique, ou encore sur la richesse de la pensée en Grèce antique pour mieux cerner les temps présents. Je n’exclus pas non plus de consacrer un jour quelques pages à Stendhal, un autre écrivain du XIXe siècle que j’aime profondément et qui me rend heureux.
Merci Alexis Karklins
Merci Bertrand Jouvenot
Le livre :Pour un libéralisme humaniste, Alexis Karklins-Marchay, Les Presses de la cité, 2023.