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S’il te plait, dessine-moi un poulpe

La nature est le plus grand réservoir d’innovations comportementales. Et si nous nous inspirions du mentoring que pratiquent les baleines, de l’agilité des poulpes, du lâcher-prise du corail, du troc des primates, des alliances des poissons… pour transformer durablement nos entreprises ? C’est la question à laquelle Emmanuelle Joseph-Dailly se propose de répondre dans son livre La stratégie du poulpe. Petite séance de bio-inspiration tout en interview.

Bonjour Emmanuelle Joseph-Dailly, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Emmanuelle Joseph-Dailly : La période difficile que nous vivons actuellement demande de se créer des bulles d’oxygène, de retrouver l’envie, l’optimisme. Je voulais écrire un livre qui donne des moments de plaisir, qui se lise facilement, léger et profond à la fois.

Nous sommes tous en quête de régénération. Il me semblait que notre enjeu sociétal était de se réinventer, tout en gardant du sens. J’ai voulu proposer un autre regard, simple et original à la fois, un décentrage du quotidien. Et en cela, la bio-inspiration est une promesse !

Je murissais l’idée d’un ouvrage sur l’inspiration que pouvait apporter le vivant depuis plusieurs années. Il me manquait juste le déclencheur pour prendre la plume. J’avais déjà testé l’idée de parler des analogies animales aux managers en entreprise et cela avait eu beaucoup d’écho pour eux.

L’objectif était d’apporter de la fraicheur, d’offrir un propos non-culpabilisant et qui donne envie de regarder les choses différemment. Parce que pour se transformer, il faut plus qu’une menace, il faut un enchantement, un futur désirable.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Emmanuelle Joseph-Dailly : C’est une question extrêmement compliquée car le livre me ressemble beaucoup dans son ensemble. Dans mon introduction, j’ai un passage sur le poulpe, Je parle très peu de poulpe dans le livre. Mais cet animal fabuleux m’a semblé le plus représentatif du message que je voulais faire passer. Et c’est la raison pour laquelle, c’est lui qui a été retenu pour illustrer les récits du vivant aptes à inspirer nos vies et nos organisations.

« Neuf cerveaux sous la mer.

Les fossiles de son bec permettent de dater son arrivée sur Terre il y a environ 500 millions d’années. Fort de ses trois cœurs et de son cerveau central qui communique avec huit tentacules équipés de millions de capteurs, le poulpe a peaufiné au fil du temps ses stratégies d’évolution et a développé des capacités cognitives hors du commun.

Nos lectures d’enfance nous en avaient laissé un souvenir effrayant. Victor Hugo, Jules Verne et Herman Melville nous l’avaient décrit comme une créature monstrueuse. Et pour troubler notre rationalité, le poulpe est effectivement bon client : un sang bleu, une mort programmée, deux cents ventouses réparties sur huit bras intelligents, un bec rigide et élastique à la fois et une capacité à absorber une pression atmosphérique phénoménale. La sensation d’être dans un film de science-fiction s’invite rapidement quand on pense à cet ovni des océans.

Pourtant, avec le temps et la recherche concomitante, le céphalopode aux allures d’alien a conquis les cœurs par son intelligence, sa créativité et sa sensibilité hors du commun : des paris de football aux Oscars d’Hollywood, en passant par la littérature, les groupes de musique et même les noms d’entreprise, le poulpe inspire.

Outre sa capacité à résoudre des énigmes, à imiter d’autres espèces, à changer la forme de sa peau et même à utiliser des outils, comme des noix de coco, en guise de bouclier, il sait dévisser un bocal et même faire un détour pour atteindre son objectif. Ses aptitudes cognitives sont comparables à celles d’un chien ou de certains primates. Elles se sont développées grâce à ses sens. Il y a un flux d’informations constant entre ses systèmes nerveux périphériques et son système central. Ses tentacules, constitués de millions de neurones, envoient des informations sensorielles au cerveau central, qui s’en sert dans tous ses apprentissages. Chacun de ses bras est indépendant de sa tête, qui ne fait que coordonner les informations qui lui arrivent. Cette caractéristique à elle seule pourrait être le symbole d’un nouveau modèle organisationnel. Et pourtant, le poulpe, dans tous ses attributs, est une source d’inspiration, pour qui accepte de se décentrer et de regarder le monde autrement.

Orphelin de naissance, le bébé poulpe n’a d’autre choix que d’apprendre à se débrouiller seul. La femelle, qui couve ses œufs parfois pendant plusieurs années, meurt d’épuisement lors de l’éclosion. Ce temps dédié à les protéger permet aux œufs de grossir, pour que les petits soient immédiatement autonomes. Et avant même d’éclore, ils ont déjà eu la chance d’observer, au travers de la membrane de leur œuf, le monde qui les entourait. Ils en ont tiré des enseignements qu’ils mettront en application dès leurs toutes premières nages.

S’il a longtemps été considéré comme un animal solitaire, de récentes découvertes d’habitats collectifs de type ville sous-marine montrent ses aptitudes de sociabilité et de collaboration. Le poulpe, généralement peu social, est pourtant très joueur. Transformation, mimétisme, dissimulation, il utilise toutes sortes de procédés pour s’adapter à son environnement et faire face aux dangers : changer de couleur, prendre l’aspect d’une pierre ou d’un autre animal, se rouler dans une large feuille pour se camoufler, s’entourer de centaines de coquillages pour se rendre invisible… Il regorge de créativité pour rester en vie et a une capacité décisionnelle extrêmement rapide, même sous stress. Agile, il peut se propulser, ramper, nager et même prendre une position bipède en se levant sur ses tentacules. Doté d’exceptionnelles capacités de précision, de mémorisation des détails, économe de son énergie et à l’écoute de ses sens, il doit sa longévité à sa capacité à se reprogrammer et à se régénérer. Si, au hasard d’une mauvaise rencontre, un prédateur dévore un de ses bras, le poulpe reconstruit son tentacule peu à peu, jusqu’à guérison complète, à l’instar du cerveau humain qui se répare après une lésion. Il sait rebondir, se réparer, se réinventer. Il nous invite à le suivre, à réconcilier l’Homme avec son environnement naturel.

Par son univers si éloigné du nôtre, le poulpe nous propose un changement de paradigme, un questionnement émerveillé. Et quel symbole plus fort pour nos organisations qu’une communication complètement décentralisée, indépendante, que le cerveau central ne fait que coordonner ? Qu’un apprentissage autonome par l’observation et l’ingéniosité ? Qu’une aptitude à se régénérer complètement après un choc, en utilisant son énergie à bon escient ? Tout ce que le poulpe représente allie précision et souplesse, fragilité et force. Par son intelligence préhensive, outillée, émotionnelle, il nous questionne sur nos manques. Il apprend en sentant, sait s’économiser, se reconstruire et écouter les informations transmises par ses sens. Par ses caractéristiques d’adaptabilité, de résilience, d’observation, ce curieux des mers illustre l’idée de récits du vivant pour inspirer nos organisations. En se transformant, il nous propose une autre réalité, un regard décalé.

Il ouvrira ici la voie à des dizaines d’histoires, sur terre comme sur mer, végétales ou animales, qui pourraient nous éclairer dans nos envies de transformations, dans notre rapport à l’émotion, aux sens, à la communication, à la transmission ou dans nos modèles organisationnels.

Embarquons ensemble dans ce souffle d’air frais. »

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Emmanuelle Joseph-Dailly : Je crois beaucoup à la mutation de la vision ancienne de l’engagement, au passage d’un engagement unique vers un poly-engagement, vers des engagements multiples qui viendront nourrir des intérêts pluriels.

Demain, nous aurons probablement plusieurs métiers au sein d’une même semaine et cela devra être acceptable qu’un comptable ait envie de lancer une activité de naturopathe, sans suspicion de ne pas être engagé pour son employeur. Par ailleurs, je pense que la notion de départ d’une organisation est amenée à évoluer. On ne peut plus continuer à vivre les départs comme des tabous, des évènements qu’on prépare en secret parce que l’organisation les vit comme une trahison. Je pense que demain, on devrait pouvoir partir tout en maintenant son engagement vis-à-vis de son employeur. Un engagement qui prendra alors une nouvelle forme.

Par ailleurs, je pense qu’il y a urgence à réintégrer ce que j’appelle l’impertinence élégante dans nos entreprises. Une nécessité de casser des schémas verticaux pour offrir une parole plus libre. Nous savons encore mal être en désaccord tout en restant en lien.

Et enfin, j’ai la conviction que la bio-inspiration est un souffle vers une possible réconciliation écologique, qui contribuerait à notre durabilité, à notre épanouissement et à notre résilience collective. Une dynamique dans laquelle chacun pourrait avoir un rôle, une contribution positive qui serait un maillon d’une bascule sociétale collective.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Emmanuelle Joseph-Dailly : Je lui proposerais de prendre le temps du vide pour s’émerveiller. Un temps pour insérer des bulles de contemplation, en changeant de rythme, en acceptant de ralentir volontairement. Des moments rares, précieux et propices à la venue d’intuitions créatives.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Emmanuelle Joseph-Dailly : J’ai la chance de m’enthousiasmer facilement pour de multiples sujets, qui me donnent envie de les explorer. En ce moment, j’ai un faible pour les thématiques de la confiance, des mutations dans les identités professionnelles ou encore des intelligences animales. Mais je pourrais en citer beaucoup d’autres qui me passionnent. Le temps manque !

Merci Emmanuelle Joseph-Dailly

Merci Bertrand

Le livre : La stratégie du poulpe, Emmanuelle Joseph-Dailly, Eyrolles, 2021.