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Quelle vie (professionnelle) vaut la peine d’être vécue ?

La vie est faite de décisions. La vie professionnelle aussi. Et si Ignace de Loyola, pouvait nous mettre sur la voie d’une vie professionnelle mieux accomplie ? C’est l’une des hypothèses qui sous tend la réflexion de Bernard Bougon, co-auteur avec Laurent Falque de L’Art de choisir avec Ignace de Loyola. Pour en avoir le cœur net, nous l’avons interviewé.

 

 

Bonjour Bernard Bourgon, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Bernard Bourgon : Parce qu’il était mûr. Il s’est imposé à moi selon une forme de nécessité intérieure.

L’idée m’en est venue à partir de la découverte de trois particularités du Récit de saint Ignace de Loyola. En effet, répondant à une demande pressante des premiers jésuites, Ignace de Loyola avait accepté, dans les dernières années de sa vie, de raconter son parcours spirituel. Ce récit a été pris en note et mis en forme par le P. Louis Gonçalves, auquel Ignace s’était confié. (De nombreuses éditions de ce Récit sont disponibles.)

En mai 1521, Ignace est grièvement blessé aux jambes par un boulet de canon, alors qu’il participait activement à la défense de la citadelle de Pampelune, assiégée par les troupes françaises. Les Espagnols s’étant rendu, Ignace est sommairement soigné puis reconduit chez lui, à Loyola (Guipúzcoa), sur une civière. Après plusieurs opérations orthopédiques et être passé à deux doigts de la mort, convalescent, il fait une découverte spirituelle majeure : à côté de notre propre esprit, deux esprits sont au travail. Il les qualifiera de bon et de mauvais esprit. Mais surtout, il recevra l’intelligence de leurs actions en nous au travers des « consolations » et des « désolations » spirituelles, qu’il apprendra à reconnaître.

Sur le moment il n’en tire aucune conclusion de cette découverte et il continue à prendre ses décisions comme tout un chacun. Il lui faudra quelques mois d’une expérience spirituelle intense pour dégager les premières règles du « discernement des esprits » lui permettant de faire des choix et de prendre des décisions véritablement discernées. Ce premier point m’a paru généralement peu souligné par les commentateurs.

A partir de là, l’emploi par Ignace du verbe décider et du mot décision montre une rupture narrative dans le Récit. En effet, le premier tiers du texte est essentiellement constitué par l’exposition d’une douzaine de décisions, prise au cours de deux années de sa vie. Tandis que dans les 2/3 restant du Récit, où Ignace nous fait parcourir à grands pas le reste de son existence, les emplois du verbe décider sont rares et les décisions prises généralement peu détaillées. Elles apparaissent comme « noyées » dans le flot des événements qu’il raconte. Ceci aussi me semble avoir été peu relevé par les commentateurs.

Sachant qu’Ignace n’a accepté de raconter de sa vie que ce qu’il estimait pouvoir être utile à autrui – un souci constant chez lui – chacune des décisions dont il rend compte invite à se demander quelles leçons il est possible d’en retenir pour aujourd’hui. Répondre à cette question fait paraître un chemin spirituel, à mettre en lien avec des passages des Exercices spirituels et avec les règles du discernement des esprits qu’il a élaborés. C’est la troisième particularité. Ce chemin spirituel invite ainsi le lecteur à passer de l’expérience d’Ignace à la sienne propre.

Laurent Falque avec qui nous avions écrit à quatre mains nos deux précédents ouvrages (Pratiques de la décision, 3ème éd., Dunod 2013 & Discerner pour décider, Dunod 2014) n’avait pas autant travaillé la vie d’Ignace, mais il a accepté de m’accompagner dans la rédaction de celui-ci.

Pour moi, il s’agissait de creuser la source de notre inspiration et de notre enracinement dans la spiritualité ignatienne.

 

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

B.B. : Spontanément s’impose l’encart intitulé la vocation d’Ignace (pp 58-61). Je le résume ci-après :

 

La vocation d’Ignace de Loyola : « Aider les âmes »

 

Selon le Récit, la vocation d’Ignace lui est apparue au cours de la longue immobilisation, imposée par sa convalescence, durant laquelle la lecture d’une vie du Christ et d’une vie des saints lui ont fait entendre un appel à changer de projet de vie. De passer du service de la gloire du monarque à celui du service de la gloire de Dieu.
Tant et si bien que se produit en lui une profonde transformation intérieure, telle que, selon ses propres mots, « son frère et toutes les personnes de la maison en vinrent à connaître par l’extérieur le changement qui s’était fait dans son âme intérieurement » (Cf. La note sur le mot « âme » au bas de cet encart). (R, 10). Ainsi, sans qu’Ignace en ait lui-même clairement conscience, sa famille et les familiers de la maison le constatent : sa manière d’être, le ton et le contenu de ses entretiens avec son entourage ont changé. Le temps qu’il passe avec eux est désormais consacré « tout entier aux choses de Dieu, grâce à quoi, il faisait du bien à leurs âmes » (R, 11).

Ce bien qu’il fait aux âmes se présente comme un don qui accompagne sa transformation intérieure. Repérons le processus de conversion à l’œuvre : la grâce de Dieu l’a transformé intérieurement, faisant du bien à son âme. Dans cet élan, à son tour, il fait du bien aux âmes. Ainsi, la grâce reçue s’épanche en grâce pour d’autres.

Quelques mois plus tard, dans la ville de Manrèse, au pied de l’abbaye de Montserrat, où il a entrepris une longue retraite spirituelle, il rencontre des personnes qui manifestent le désir de converser avec lui (R, 21). Lui-même, traversant une profonde crise de scrupules, recherche une aide pour traverser cette épreuve. Mais il ne trouve aucune personne en mesure de l’aider. Il sortira de cette épreuve grâce à la découverte de ce qu’il énoncera plus tard comme les règles pour le discernement des esprits (Exercices spirituels n° 313-336). Il devient alors davantage capable d’aider des âmes. Cela le guide dans les notes qu’il a soin de prendre dans son livre : « Lorsqu’il observait certaines choses en son âme et les trouvait utiles, il lui semblait qu’elles pourraient aussi être utiles aux autres ; aussi les mettait-il par écrit » (R, 99). Ces notes qu’il prend régulièrement vont petit à petit constituer la trame des Exercices spirituels.
Ce service d’aider des âmes dans les choses spirituelles il le rend d’abord à quelques personnes, puis à des petits groupes d’abord à Manrèse, puis à Barcelone où il s’est rendu avant de partir pour Rome.
Peu à peu il comprend ce service rendu à d’autres comme un appel du Seigneur auquel il doit répondre. A partir de ce moment, son désir d’aider les âmes va guider ses décisions. A Jérusalem, où il s’est rendu en pèlerinage et où il espère demeurer pour être, en quelque sorte, au plus près de Jésus-Christ qui avait foulé cette terre seize siècles auparavant, il voudrait y être « utile aux âmes » (R, 45).

Ce projet s’avérant irréalisable, étant retourné à Venise, il se demande longuement ce qu’il doit faire. « A la fin, il inclinait davantage à étudier quelque temps pour pouvoir aider les âmes ». Pour cela, il décide de retourner à Barcelone (R, 50).
De Barcelone à l’Université d’Alcalá, d’Alcalá à Salamanque puis à la Sorbonne à Paris, son projet s’élargit progressivement. Ayant éprouvé combien peu de personnes étaient en mesure d’aider les âmes, il cherche à s’adjoindre des compagnons qui partageraient cette même vocation. Finalement, c’est à Paris que se constitue, de manière durable, un tel groupe d’hommes, dont le premier projet sera de se rendre ensemble à Jérusalem pour y être utile aux âmes et sinon « de se présenter au Vicaire du Christ pour qu’il les emploie là où il jugerait que ce serait davantage à la gloire de Dieu et plus utile pour les âmes » (R, 85).

Ainsi est née la Compagnie de Jésus dont la vocation – ou la finalité – est la reprise de la vocation d’Ignace, partagée par d’autres et institutionnalisée.

L’âme dans l’anthropologie ignatienne : L’âme désigne la personne humaine, considérée du point de vue de son intériorité psychique et spirituelle. C’est une manière d’envisager la personne, comme sujet responsable, capable de répondre en liberté à l’appel de Dieu (Diccionario de Espiritualidad Ignaciana, article Alma).

Je me reconnais, en effet, dans ce parcours. Étant au noviciat de la Compagnie de Jésus, initié « aux esprits » par le commentaire que le Père Maître des novices avait fait du Récit d’Ignace, j’ai reçu dans une sorte d’illumination la relecture de ma courte vie – j’avais alors tout juste 22 ans. Celle-ci inscrivait en moi la conviction joyeuse que j’étais là où je devais être avec un goût profond pour les règles du discernement des esprits établies par saint Ignace.

Après le noviciat tout en étant engagé dans des études de philosophie, en sciences humaines et de théologie, il m’a été donné d’accompagner de nombreux jeunes de collèges et de lycées. Puis, dans la décennie suivante, d’accompagner des étudiant(e)s, en particulier de médecine ou de Grandes Écoles d’ingénieurs. Peu à peu, j’ai pris conscience du don qui m’était fait : être en mesure de les aider non seulement à réussir dans leurs études, mais surtout à trouver leurs chemins dans celles-ci et vers leurs vies professionnelles.

Envoyé ensuite dans le monde économique, travaillant comme consultant dans un cabinet de conseil en stratégie d’entreprise, il m’est apparu que ma vocation, que je n’avais cessé de déployer pendant vingt ans sans en avoir clairement conscience, s’enracinait dans mon expérience du discernement des esprits telle que j’en avais fait la découverte au noviciat et telle que je l’avais approfondi dans la pratique annuelle des Exercices spirituels. Mais demeurait pour moi une insatisfaction.

Fin 1999, la rencontre avec Laurent Falque, qui portait l’intuition que l’approche ignatienne de la décision pouvait grandement aider les personnes et les organisations, a donné une nouvelle dimension à cette vocation. Ensemble nous avons commencé à monter des formations, à formaliser des manières d’accompagner des personnes et des groupes (comités de direction, conseil d’administration, groupes projets) dans leurs choix importants et leurs décisions stratégiques et à écrire enfin plusieurs ouvrages. Depuis plus de 20 ans nous n’avons pas cessé avec Laurent d’avancer dans cette voie, en mettant à la disposition d’un public aussi large que possible quelque chose du trésor du discernement ignatien.

Toutes proportions gardées, je me sens comme au diapason de cette vie d’Ignace. Une illumination première accompagnée d’un goût profond qui m’a été donné et qui demeure ; un talent que j’ai exercé naturellement et pendant des années sans en avoir véritablement conscience ; en même temps une longue patience avant de voir ce talent prendre une nouvelle dimension, en le partageant d’abord avec Laurent et en le formalisant avec lui. Nos travaux en ont ainsi éveillé d’autres, avec lesquels nous sommes en liens (l’Institut de discernement professionnel). Une phase de transmission qui est à poursuivre et à élargir si possible…

 

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

B.B. : Consultant pendant plus de 15 ans, tout en enseignant l’éthique du management dans des Écoles supérieures de Commerce ou d’Ingénieurs, j’ai été très sensible à la montée de la question du sens de la vie au travail. Ce mouvement qui a gagné l’Europe de l’Ouest est clairement venu de l’Amérique du Nord (États-Unis, Canada) à la fin des années 1990. Il s’est développé en France, touchant d’abord et de plus en plus largement des personnes ayant dix à vingt ans de vie professionnelle derrière elles.

Aujourd’hui, ce sont les jeunes professionnels et les étudiants, plus que leurs aînés peut-être, qui se posent ces questions existentielles : quelle vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Souvent cela paraît fragile. Nombreux sont ceux qui recherchent seulement un confort personnel, pour ne pas mener « la vie de dingue » de leurs parents…

Mais les réponses évoluent vite. Aujourd’hui beaucoup d’étudiant(e)s et de jeunes professionnels entendent prendre à bras le corps les défis de notre monde, que ce soit pour promouvoir la transition énergétique, participer à la lutte contre le réchauffement climatique, ou encore pour combattre bien des inégalités ou des misères sociales, etc. Souvent diplômés, exigeants pour eux-mêmes, ils font preuve de beaucoup de créativité et d’un élan admirable. Les exemples de leurs entreprises et de leurs réalisations sont multiples. Un fort encouragement pour l’avenir.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

B.B. : S’il ne l’a déjà fait, j’inviterai le lecteur à répondre pour lui-même à la question : « Avec ce que je suis, à quoi ai-je le désir de contribuer avec et pour les autres » ? » Sachant que la réponse doit être dynamisante. C’est-à-dire rendre ma vie désirable. Et, simultanément, se présenter comme un horizon. L’horizon je marche vers, mais il demeure toujours devant moi. Il ne s’agit pas de répondre à cette question par des projets ou des buts que l’on veut atteindre, mais de reconnaître quel est mon désir de vie. Cette réponse, une phrase simple, avec un sujet, un verbe et un complément, sera une manière de mettre des mots pour me laisser questionner par ma vocation. Cette même question, le lecteur pourra la poser autour de lui, à des personnes de son entourage ou de rencontre.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

B.B. : Aujourd’hui je vois deux lignes de travail. 1. Je n’en ai pas fini avec le Récit d’Ignace. Il me paraît possible d’aller plus profond. Quelle forme cela prendra-t-il ? Cela reste ouvert. 2. Dans la logique de la pratique du discernement, toujours inspiré par Ignace de Loyola, comment mieux aider les personnes en responsabilité de dirigeants ou de management. Donner davantage de forme à un management ignatien…

 

Merci Bernard Bougon

 

Merci Bertrand

 


Le livre : L’art de choisir selon Ignace de Loyola, Bernard Bougon, Laurent Falque, Fidélité, 2018.