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Que sait-on du travail ? La réponse de Science Po

Le travail en France a fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales, qui permettent de documenter de façon précise ce que nous savons. Mais que savons-nous au juste des conditions de travail, de la qualité des emplois, des choix managériaux et d’organisation, de la santé et sens du travail ? Science Po dresse un état de la situation française avec un ouvrage collectif.

 

Bonjour Bruno Palier, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Bruno Palier : Ce projet d’ouvrage est né pendant les mobilisations sur la réforme des retraites, avec l’idée qu’il était essentiel de documenter les réalités du travail en France aujourd’hui, car c’était l’enjeu véritable de cette réforme des retraites : les Français disaient très majoritairement qu’ils ne souhaitaient pas travailler plus longtemps dans ces conditions. Il s’agissait donc de mieux connaître ces conditions de travail (de nombreux chapitres documentent des situations dégradées), et de savoir ce qui pouvait expliquer ces mauvaises conditions de travail, les situations difficiles en matière de santé au travail. De nombreux chapitres retracent les caractéristiques du management à la française, vertical et distant, pressurisant, qui a contribué à intensifier le travail.

 

L’objectif de l’ouvrage est de rendre visible, mesurable ces difficultés pour qu’elles ne soient plus déniées au nom d’une je sais quelle flemmardise, mais au contraire que le constat soit partagé (des conditions de travail souvent difficile en France), les causes identifiées (un management vertical et distant, par l’imposition d’objectifs chiffrés), le contexte déchiffré (depuis quarante ans le travail est conçu comme un coût) et des solutions proposées (participation des salariés à la définition des tâches et des stratégies de l’entreprise).

 

Comme je le rappelle dans l’introduction de l’ouvrage, plusieurs éléments ont contribué à remettre la question du travail au cœur de l’attention publique, notamment la baisse du chômage, la crise de Covid-19, les débats suscités par la réforme des retraites de 2023. La baisse du chômage est en train de modifier le rapport de force entre employeurs et salariés, de donner à ces derniers une capacité croissante à réclamer des conditions de travail décentes. Apparaissent ainsi au grand jour des situations dégradées dans de nombreux secteurs de l’économie.

 

La pandémie de Covid-19 a servi de révélateur et d’accélérateur de nombreuses tendances à l’œuvre dans le monde du travail. Les confinements ont mis en lumière les clivages entre les personnes qui pouvaient continuer de travailler à la maison grâce au télétravail, celles qui ont dû cesser leur activité et celles qui ont dû aller travailler au-dehors, dont les emplois sont essentiels au fonctionnement de notre économie et de notre société mais qui sont difficiles et mal rémunérés. Les phases de confinement ont aussi accéléré la diffusion des technologies digitales, par la généralisation du télétravail, comme par l’emprise accrue des plateformes numériques. Les questions soulevées par l’aménagement du télétravail ont conduit, dans la gestion de l’après-Covid, à interroger plus largement l’organisation du travail et du management.

 

Le débat sur la réforme des retraites a révélé les difficultés de nombreuses personnes au travail et le besoin pour celles-ci d’une reconnaissance de leurs problèmes comme de leur contribution collective.

 

Dès lors, il est important d’accompagner le mouvement de plus grande attention aux conditions de travail, aux formes d’organisation du travail qui permettent le bien-être des salariés et la productivité qualitative.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

B. P. : Depuis plus de trente ans, le travail en France n’est pas conçu comme un atout sur lequel les entreprises et les services publics pourraient s’appuyer pour améliorer leurs produits ou leurs services, mais comme un coût qu’il faut réduire par tous les moyens. C’est ce à quoi s’attèlent les politiques économiques françaises, principalement fondées sur des exonérations de cotisations sociales et des aides aux entreprises pour alléger le poids des « charges sociales ». Réduire le coût du travail à tout prix constitue aussi l’essentiel des stratégies des entreprises françaises. L’ensemble a eu pour effet de dévaloriser, intensifier et abîmer le travail en France.

 

Comme le montrent de nombreux travaux, le travail en France est devenu pour beaucoup de personnes de plus en plus dur, intense, en perte de sens. À l’instar des infirmières et des aides-soignantes, beaucoup de Françaises et de Français disent aujourd’hui ne plus pouvoir bien faire leur travail. Plusieurs enquêtes soulignent que le travail s’est fortement intensifié depuis trente ans, et que les conditions de travail se sont dégradées en France, et en Europe (cf la contribution de Maelezig Bigi et Dominique Méda). Il faut analyser la logique dominante des politiques gouvernementales de lutte contre le chômage et des stratégies de compétitivité des entreprises françaises pour comprendre cette évolution.

 

L’ensemble de ces stratégies repose sur une idée martelée en France depuis les années 1980 : le chômage, tout comme la faible compétitivité des entreprises françaises, seraient dus au coût du travail trop élevé, notamment du fait d’un État-providence lui-même trop coûteux, les cotisations sociales qui le financent représentant près de la moitié de la masse salariale. Pourtant, avec des coûts du travail équivalent voire supérieurs, les Allemands ou les Suédois, qui ont su investir dans la qualification et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité, ou plus innovants, qu’ils vendent donc plus chers que les nôtres. Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons (Bas et al., 2015). Mais, plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et la montée en gamme, on a préféré produire la même chose avec moins de monde, chasser les coûts et intensifier le travail, ce que nous appelons avec Clément Carbonnier une stratégie du low cost à la française (Carbonnier, Palier, 2022).

 

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

B. P. : Les recherches sur les formes d’organisation du travail et de management soulignent que ceux-ci sont centraux dans l’explication du bien-être comme du malaise au travail. Les salariées et salariés sont de plus en plus souvent soumis à un management par les chiffres, vertical et distant, qui ne tient pas compte de la réalité des conditions de production, ni des retours que les personnes concernées souhaiteraient pouvoir faire sur l’organisation du travail, comme le montrent de nombreux chapitres de cet ouvrage, et notamment ceux de la deuxième partie.

 

En France, les modalités dominantes d’organisation du travail sont inspirées par le taylorisme et le lean management. Elles sont souvent très hiérarchiques et laissent peu de place à l’autonomie et l’horizontalité.

 

Les comparaisons développées dans ce livre montrent le chemin à suivre pour une amélioration substantielle de l’organisation du travail au bénéfice des personnes en emploi. Plusieurs chapitres rappellent les sources du bien-être au travail, notamment la qualité des relations humaines, l’autonomie, le sens du travail effectué, la sécurité de l’emploi, l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle, le développement continu des compétences et les perspectives de progression, la participation aux décisions concernent son travail mais aussi les organisations dans lesquelles les personnes travaillent.

 

Certaines formes d’organisation, telles que l’organisation apprenante, favorisent le bien-être des personnes au travail. Elles encouragent également l’innovation, la performance et la durabilité des entreprises, tout en réduisant les risques psychosociaux et les cadences de travail élevées. Cependant, parce que les décideurs de l’entreprise ou des services publics sont concentrés sur la réduction du coût du travail et l’optimisation par les délocalisations, la sous-traitance et l’intensification du travail, le bien-être des travailleuses et travailleurs passe trop souvent au second plan, comme l’illustrent notamment la mise en œuvre des technologies digitales au sein des entreprises et administration en France.

 

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet ouvrage, quel serait-il ?

 

B. P. : Utiliser le livre pour mieux comprendre les mutations de notre société, une nouvelle répartition des classes sociales et les réalités concrètes de nombreux métiers dévalorisés et pourtant apparus comme essentiels pendant la pandémie. Il y a en France de plus en plus d’emplois qualifiés, mais aussi de plus en plus d’emplois dont les qualifications ne sont pas reconnues, sont précaires et mal rémunérés.

 

En 2022, il y avait plus de cadres en France (21,7 % des personnes en emplois, dont 58 % sont des hommes) que d’ouvriers (19 %, dont 80 % sont des hommes). Il y a de plus en plus de professions intermédiaires : 24,6 % (dont 54 % sont des femmes) et d’employés qualifiés (14,9 % 75 % des employés sont des femmes).

 

A l’autre pôle du marché du travail, on voit s’accroître les situations d’emploi faiblement rémunéré et parfois précarisées. On trouve 11,1 % d’employés peu qualifiés (75% des femmes, dans les services aux autres). Parmi les ouvriers et employés dont les rémunérations sont en moyenne inférieures à 1,5 Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance), de moins en moins de personnes travaillent dans les usines, mais de plus en plus de personnes sont au service des autres, qu’il s’agisse de la logistique et du transport (22 % des ouvriers), des employés de libre-service ou des personnels de l’hôtel restauration, ou bien des professions de soins (métiers du care) : assistantes maternelles, travailleuses familiales, infirmières, aides-soignantes, employées de maison. Ces emplois sont souvent dévalorisés, à la fois sur le plan de la rémunération comme des conditions de travail.

 

Les femmes ont aujourd’hui des taux d’emplois similaires à ceux des hommes, mais elles travaillent beaucoup plus souvent à temps partiel, sont moins rémunérées que les hommes, et ont des carrières bloquées par un plafond de verre (en particulier lorsqu’elles sont cadres). Elles sont en outre cantonnées dans certaines professions (notamment celles du soin aux autres, le care).

 

Une des objectifs premier de notre ouvrage est de mieux faire connaître et reconnaître les professions essentielles et celles qui les occupent.

 

Pendant les confinements de 2020 et 2021, la contribution de certaines professions, alors dénommées « essentielles », a été soulignée. Sans elles, notre économie et notre société ne peuvent tout simplement pas survivre. Cependant, ces professions « essentielles » (de la santé, du soin, de la sécurité, du nettoyage, du commerce, de la logistique, des transports, de l’agriculture, de l’énergie, de l’eau, etc.), qui constituent 30% des emplois,  sont le plus souvent des professions mal rémunérées, mal protégées, et qui le sont restés après 2020, alors que leur importance avait sauté aux yeux de tous.

 

D’une façon plus générale, la colère exprimée au printemps 2023 lors des mobilisations contre cette réforme des retraites a partie liée avec le sentiment de manque de reconnaissance des difficultés mais aussi de l’apport collectif de nombreuses professions. À l’occasion de ces différents événements (Gilets jaunes, confinements, réforme des retraites), la parole des personnes qui estiment ne pas être suffisamment reconnues pour leur contribution, sous forme salariale comme par d’autres rétributions, a contribué à poser la question de la reconnaissance et de la valorisation de certains emplois souvent déconsidérés ou invisibles.

 

Dès lors, il nous a semblé important de mieux faire connaître les réalités du monde du travail de ces personnes essentielles à nos économies et à nos sociétés, qu’il s’agisse de la santé, du soin aux autres ou de la logistique. C’est pourquoi cet ouvrage propose une partie entièrement consacrée aux professions essentielles, aux métiers du care, du soin aux autres (nettoyage, aides aux personnes âgées, assistantes maternelles). Ces professions, qui représentent près du tiers des emplois, constituent aujourd’hui une part grandissante des créations d’emplois. Elles sont « essentielles », mais restent mal rémunérées et souffrent de mauvaises conditions.

 

Nous avons montré ailleurs que l’absence de reconnaissance des problèmes rencontrés au travail (mauvaises conditions de travail, management vertical qui impose les décisions sans tenir compte de la situation ni de l’avis des personnes concernées) génère un ressentiment social qui débouche souvent sur un ressentiment politique et peut se traduire par un vote pour les partis populistes de droite radicale. L’un des objectifs de cet ouvrage est donc clairement de faire connaître, pour les faire reconnaître, les difficultés de nombreuses personnes au travail, alors qu’elles ont le sentiment d’être ignorées, dans l’espace professionnel comme dans les débats publics.

 

Il s’agit de mettre au jour les conditions et organisations du travail qui dominent en France, dans de nombreux secteurs et notamment les secteurs du service aux autres, de la logistique, ou encore de la production automobile. Il s’agit plus largement de souligner les dégâts causés par un management vertical et distant, obsédé par la réduction des coûts. Espérons que les perspectives rassemblées dans cet ouvrage convaincront de l’importance d’un environnement professionnel épanouissant, fondé sur de bonnes conditions de travail, l’autonomie, la soutenabilité, la participation aux décisions, pour un monde du travail qui combine bien-être et productivité qualitative.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

B. P. : Souligner que les professions essentielles constituent aujourd’hui les classes sociales qui permettront de construire l’avenir de nos sociétés. C’est en effet par le soin aux autres et à l’environnement que nous pourrons rendre notre monde de nouveau habitable.

 

Merci Bruno Palier

 

Merci Bertrand Jouvenot

 


Le livre : Que sait-on du travail ? Les Presses de Sciences Po (20 octobre 2023)