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Quand la création de noms se prête à la construction d’un roman

Dans son livre « Au nom d’Alexandre » d’Olivier Auroy dévoile la vie extraordinaire d’Alexandre, un créateur de noms pour tout, des objets quotidiens aux plus insolites : parfums, pâtisseries, voitures, missiles… Atteint d’une maladie grave, il partage ses souvenirs avec Fanny, une journaliste, révélant sa passion pour les mots et les histoires cachées derrière ses créations. Mais au fur et à mesure, des zones d’ombre émergent, montrant qu’Alexandre a peut-être laissé certaines choses sans nom, ajoutant du mystère à son héritage déjà riche. Interview.

 

Bonjour Olivier Auroy, pourquoi avoir écrit ce livre ?

 

Olivier Auroy : J’exerce le métier d’onomaturge (créateur de nom) depuis maintenant 25 ans. Plus qu’un métier, c’est une passion, une vocation. Mon grand-père paternel était un champion de Scrabble. Mon grand-père maternel a fait des mots croisés jusqu’à l’âge de 107 ans. J’ai des atavismes. Mes aïeuls m’ont transmis le goût des mots. Quand j’ai commencé à écrire, je me suis rendu compte que la création de noms pouvait se prêter à la construction d’un roman. Je pouvais y mêler allègrement la fiction et la réalité, toutes ces expériences que j’avais accumulées au fil des années. Les anecdotes ne manquent pas. Choisir le nom d’un produit ou d’un service est aussi émotionnel que choisir le nom d’un enfant. La pièce de théâtre « Le prénom » l’illustre parfaitement. « Au nom d’Alexandre » est mon manifeste d’onomaturge. Plutôt que de rédiger un manuel un peu doctoral, j’ai préféré raconter une histoire. Cela me convient. Je ne cesse de répéter à mes clients qu’un bon nom est le début d’une histoire.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

O. A. : La page 115 me ressemble. Le héros, Alexandre, se laisse aller à une création de noms sauvage pour des cocktails. Il ne peut pas s’en empêcher, c’est une drogue, une gymnastique, presqu’un art de vivre. En voici un passage : « Un soir, je dérogeai à mes habitudes d’apprenti pochtron. Je désertai le recoin du café pour rejoindre le comptoir et son zinc reluisant. Un type minutieusement sapé s’installa à côté de moi. Il me salua et commanda au patron un cocktail dont il avait oublié le nom, un breuvage à base de baies et de vodka, hésitait-il. C’est le Siberry annonçai-je sans conviction. Ça ne me rappelle rien, répondit l’homme en costume, je crois qu’il contenait du cassis. Alors je vous sers un Pavlova Suprême, triompha le patron. Oui, c’est ça, vous avez raison, un Pavlova Suprême, faites-le donc goûter à mon ami qui invente des noms. Vous faites ça souvent ? me demanda-t-il avec le plus grand sérieux. Je ne sais pas, ça m’est venu comme ça, hésitai-je. Moi, je pense que vous avez un don, je le sens, insista-t-il. Un cocktail Vodka-ananas, vous l’appelleriez comment, par exemple ? Je ne sais pas moi, Ananas Karénine, il faudrait que j’y réfléchisse. Et Vodka-noix de coco ? Un Cocopek, soufflai-je en ricanant. Vodka-pistache ? Curieux mélange, euh, Pistachnikov, ça sonne pas mal… Vodka-cerise ? Place Rouge, évidemment. Vodka-framboise ? Raspoutine. Vodka-anis étoilé ? Spoutnik. Vodka-citron ? Lemonov ou Citrusse, ça dépend. Inutile de continuer ce petit jeu, je crois que vous êtes fait pour ce boulot. Quel boulot ? demandai-je. Trouver des noms ».

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

O. A. : Je ne sais pas s‘il y a des tendances en création de noms. Je dirais simplement que le temps des néologismes aléatoires est révolu. Le nom porte avant tout une idée, et quand le sens est corrélé à la forme, on atteint la perfection. Je ne suis pas Shakespearien. Je m’explique. Dans sa pièce « Roméo & Juliette », le dramaturge anglais évoque une fleur en ces termes : « Qu’y a-t-il dans un nom ? La fleur que nous nommons la rose, sentirait tout aussi bon sous un autre nom ». Shakespeare suggère que l’orthographe, la sonorité, la définition du mot importent peu, que l’objet en question aurait les mêmes vertus s’il avait une autre appellation. Je m’insurge contre cette croyance. Pour moi, le contenant (nom) et le contenu (ce qu’il désigne) sont intimement liés. Évian est un toponyme, un nom de lieu existant. Pourtant, quand on le décortique (dans Évian, il y a Ève, an, vie, les anagrammes naïve ou nivea, qui signifie couleur de la neige en latin) tout ramène au positionnement de la marque, à la jeunesse. Shakespeare est le père de ce que les Anglais nomment les « empty vessel » (vaisseaux vides), des noms préfabriqués ou éloignés de l’univers qu’ils qualifient, et que le temps chargera de sens. Je ne crois pas à cette prétendue vacuité. Orange, à l’origine (un fruit ou une couleur) n’a rien à voir avec la téléphonie. Apple ne parle pas d’informatique. Mais ces deux mots ont de puissantes valeurs et des imaginaires fertiles, quel que soit le produit ou l’entreprise qu’ils désignent. On ne part pas de rien. La création de noms, comme d’autres disciplines, n’échappe pas aux effets de mode. À une époque, on a eu les noms en « is » (Itineris, Fortis), en oo (Wanadoo, Kelkoo) et aujourd’hui les noms en « eo » (Citeo, Fortuneo). Je m’acharne à ne pas tomber dans ces panneo, pardon, ces panneaux.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

O. A. : Si vous avez un nom à créer, faites-le sérieusement. Il y a une légende urbaine d’après laquelle un nom est facile à trouver, qu’il suffit d’un brainstorming arrosé pour dénicher la perle rare. C’est un mythe, largement colporté par les Publicitaires, qui ont toujours pris l’exercice à la légère. Trouver un nom est compliqué parce que les obstacles sont multiples : – Sémantiques (avoir les évocations les plus justes) – Linguistiques (le nom traverse-t-il les frontières ?) – Juridiques (le nom est-il disponible ?) – Liés au référencement (disponibilité d’un URL) Pour toutes ces raisons, trouver un nom est périlleux. Identifier le bon mot ne suffit pas. Il faut vérifier qu’il soit exploitable. Voilà pourquoi, je produis beaucoup de noms (200 par recherche) pour arriver à un résultat. Je me compare souvent à un chercheur d’or qui tamise les cailloux dans la rivière, jusqu’au moment où je tomberai sur une épite.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

O. A. : En ce qui concerne mon métier, j’essaye de mieux comprendre l’impact de l’Intelligence Artificielle, qui reste un outil. Comme tous les outils, elle a besoin d’un bon artisan. Pour ce qui est de la littérature, je travaille actuellement sur le difficile sujet de l’impatriation. J’ai vécu dix ans au Moyen-Orient. Le retour a été compliqué. J’aimerais en parler.

 

Merci Olivier Auroy.

 

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : Au nom d’Alexandre, Olivier Auroy, Éditions Intervalles.