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Pourquoi les séries Netflix se ressemblent-elles toutes ?

Dans le livre « Woke Fiction », Samuel Fitoussi déconstruit les idées reçues sur la culture « woke », en explorant comment les exigences idéologiques actuelles façonnent et, souvent, limitent la création artistique. Avec une passion évidente pour la préservation de l’intégrité narrative et une critique de l’autocensure dans l’art, l’auteur invite à une réflexion sur l’importance de l’authenticité dans les œuvres de fiction et sur la manière dont nous pouvons conserver la richesse des récits dans un monde en rapide évolution. Interview.

 

Bonjour Samuel Fitoussi, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Samuel Fitoussi : Passionné de cinéma, j’ai vu les contenus changer au fil des années, en particulier depuis 2020, et perdre en qualité, en acuité psychologique, en réalisme, en humour… En creusant, j’ai découvert que les scénarios doivent désormais souvent répondre à un véritable cahier des charges idéologique. Il existe désormais un certain nombre de schémas narratifs, de dynamiques relationnelles ou de types de personnages, qui, pour des raisons idéologiques, ne passent plus. Nous pouvons regarder une série qui nous semble apolitique sans nous douter qu’une forte autocensure a existé en amont, au moment de l’écriture, puis de la relecture du scénario par des cabinets de conseils spécialisés en diversité et inclusion (qui se multiplient à Hollywood). Il y a encore 10 ans, les scénaristes se seraient permis d’inclure certaines blagues (aujourd’hui jugées « problématiques »), de montrer des rapports de séduction asymétriques et plus authentiques (on suggèrerait aujourd’hui qu’ils alimentent la « culture du viol »), de montrer un Blanc aider un Noir si l’intrigue l’exige (aujourd’hui, certains affirment que cela constitue une négation de l’autonomie des Noirs – c’est le concept du « sauveur blanc »)… C’est pourquoi quand on parle de cancel culture, on passe sans doute à côté de l’essentiel : le problème aujourd’hui n’est pas ce qui est annulé, mais ce qui n’est plus produit, voire ce qui n’est même plus écrit ni imaginé.

Au-delà du constat, j’essaie dans cet essai de déconstruire par la science et le raisonnement les grands postulats wokes sur lesquels s’appuient cette nouvelle morale obligatoire, de proposer une réflexion sur la nature humaine, sur la fonction de l’art, ou encore sur les conditions de préservation de la concorde sociale face aux discours communautaires qui divisent, enjoignent au ressentiment et activent nos pires instincts tribaux.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

S. F. : Les structures narratives ne sont pas des constructions sociales.

De nombreux auteurs et chercheurs ont mis en évidence la présence de thèmes et de motifs intemporels dans les récits les plus populaires. En 1895, l’écrivain français Georges Polti rédige un essai dans lequel il analyse des textes grecs classiques ainsi que des dizaines de pièces de théâtre et de romans. Il recense 36 intrigues dramatiques autour desquelles toutes les œuvres de fiction seraient construites. Dans How the Mind Works, Steven Pinker note que la plupart de ces 36 situations concernent l’amour, le sexe ou la menace pour la sécurité du protagoniste ou de ses proches. (Par exemple : adultère, jalousie, passion fatale, amour impossible, vengeance d’un parent proche, fuite pour sauver sa vie, deuil…). En 1975, Woody Allen réalise un film (très drôle) dans lequel il parodie les motifs récurrents de la littérature russe. Le titre ? Love and Death. Or, note Pinker, le sexe, l’amour et la survie (la nôtre et celle de nos proches parents, qui partagent une partie de notre patrimoine génétique) sont les trois choses que l’évolution nous a programmés à juger les plus importantes. Pas étonnant qu’elles soient celles qui nous fassent le plus vibrer dans les fictions que nous consommons, qui attirent le plus large public au théâtre et génèrent le plus de ventes de livres. Dans le même esprit, les chercheurs danois Mette Kramer et Torben Grodal observent qu’un thème récurrent dans les fictions pour enfants est la séparation parentale (Bambi, Le Monde de Némo, Le Roi Lion, Dumbo, Le Voyage de Chihiro, ET…), car jusqu’à un certain âge, cela constitue l’une des peurs les plus profondément enracinées dans notre psyché et, par conséquent, l’une des intrigues les plus à même de susciter des émotions intenses. Pourquoi ? Parce que pendant 99,99 % de notre histoire évolutive, n’existaient ni les moyens de communication modernes (il était difficile de retrouver ses parents perdus), ni les services sociaux (pour un enfant en bas âge, se retrouver seul signifiait souvent la mort). Les enfants qui n’étaient pas terrifiés par la séparation parentale étaient donc ceux qui survivaient le moins. (Cela pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi les bébés pleurent tant lorsqu’ils sont laissés à la garderie : bien qu’irrationnelle dans le contexte actuel, cette peine est le produit de l’environnement dans lequel nous avons évolué.) Le chercheur Jonathan Gottschall s’est penché avec des collègues sur des centaines de romans publiés à l’époque victorienne au Royaume-Uni, notamment ceux de Jane Austen, Charles Dickens et George Eliot. Il rejoint l’analyse de Pinker, Kramer et Grodal, mais ajoute une chose intéressante : face à l’adversité, le héros est presque toujours membre d’un noyau de personnages gentils, qui coopèrent, voire se sacrifient les uns pour les autres. La raison pour laquelle nous prenons plaisir à voir des personnages travailler en équipe, selon lui, est à nouveau évolutive : parmi nos ancêtres, ceux qui ont le plus survécu étaient les meilleurs joueurs d’équipe, qui parvenaient à être inclus dans les nœuds de coopération et de protection réciproque. Il évoque les travaux de Christopher Boehm, qui s’est fait connaître au début des années 2000 en démontrant que la vie des chasseurs-cueilleurs n’était pas caractérisée par le comportement individualiste que l’on associe généralement (à tort) à l’approche darwiniste, mais par une cohésion sociale et une solidarité importante. Et justement : Gottschall note que les héros sont souvent caractérisés par leur propension à sacrifier leur intérêt personnel pour l’intérêt général lorsque les deux entrent en conflit (ce qui ne manque pas d’arriver), chose que refuse l’antagoniste. « Parfois, le héros subit une transformation morale au cours de l’histoire, apprenant peu à peu à se mettre au service des autres. Il est souvent récompensé pour cette évolution, ce qui, là encore, plaît à nos cerveaux dotés d’un sens inné de la justice, programmés pour s’attendre à ce que chacun récolte ce qu’il seme (Robert Trivers, dans les années 1970, a expliqué pourquoi l’altruisme a pu être sélectionné par l’évolution : le fait d’être aidé confère un bénéfice sélectif supérieur au coût incombé par le fait d’aider ; or seuls ceux qui aident sont aidés en retour). Le chercheur danois Jens Kjeldgaard-Christiansen donne des conseils d’écriture : « La psychologie évolutive fournit un schéma pour créer des méchants percutants : ils sont égoïstes, exploiteurs et sadiques. Ils contreviennent à l’éthique prosociale de la société. […] Les antagonistes doivent être des brutes « hyper-individualistes. Ils menacent l’ordre social et suscitent l’indignation des protagonistes, ce qui les incite à s’unir, à riposter et, enfin, à affirmer leurs valeurs prosociales. » Si les romans Harry Potter captivent et enchantent les enfants du monde entier, c’est peut-être parce que toutes ces cases – et bien d’autres encore – sont cochées : les gentils travaillent en équipe, les méchants adoptent des attitudes antisociales, la vengeance de parents proches est un fil rouge implicite, le thème de l’amitié est omniprésent, tout comme celui de l’amour, du sacrifice pour l’être aimé, de la séparation parentale, de la trahison et bien sûr de la mort. Tout cela pour dire quoi ? Eh bien simplement que si certaines structures narratives parviennent à traverser les époques, c’est sans doute parce qu’elles collent à la psychologie humaine, permettent d’éclairer des situations universelles, caressent nos récepteurs émotionnels dans le bon sens. Les congédier pour les remplacer par des schémas plus idéologiquement acceptables, c’est courir le risque de compromettre l’authenticité des dynamiques interpersonnelles, de rendre plus difficile l’identification du spectateur aux personnages, de perdre en profondeur émotionnelle.

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

S. F. : La victoire du français Lenny Martinez au Tour de France 2025, la retour d’Arsenal au premier plan européen, la victoire à Wimbledon d’Arthur Fils en juin.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

S. F. : Couper les réseaux sociaux. (J’essaie moi-même, tant bien que mal, de m’astreindre à une certaine discipline). Les réseaux sociaux offrent des récompenses instantanées qui libèrent de la dopamine et provoquent une sensation de bien-être à court terme, mais réduisent notre capacité à nous engager dans des tâches impliquant une gratification différée, taches pourtant essentielles pour atteindre des objectifs à long terme (c’est-à-dire pour réussir sa vie). Je pense souvent aux grands intellectuels, scientifiques et artistes du siècle dernier, et je me demande à quel point leur œuvre aurait été différente s’ils avaient eu accès à Instagram et Twitter sur leur iPhone.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

S. F. : Je m’intéresse beaucoup à la psychologie des croyances (nos biais cognitifs, la fonction évolutive du raisonnement, la tension entre rationalité épistémique et rationalité instrumentale…) et à la façon dont les idées se diffusent et s’imposent au sein d’une communauté (évolution culturelle, théorie des mêmes, interaction entre le contenu d’une idée et la nature humaine, dynamiques sociales…). Ce sera sans doute le sujet de mon prochain essai.

 

Merci Samuel Fitoussi

 

Merci Bertrand Jouvenot

 

Le livre : Woke Fiction, Samuel Fitoussi, Dunod, 2023.