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Pourquoi avons-nous tant besoin de dessiner ?

L’être humain dessine depuis la nuit des temps. Dans notre époque si confuse et complexe, retrouver un trait personnel et vivant, même maladroit, peut nous aider à entrer plus en contact avec nous-même, pour partager ce que nous portons de plus intime et de précieux. Un chemin qu’Etienne Appert a personnellement emprunté et qu’il nous raconte en images dans son roman graphique Rivière d’encre.

 

 

Bonjour Etienne Appert, pourquoi avoir écrit et dessiné ce livre… maintenant ?

 

C’est le prolongement d’un travail que je mène à temps plein depuis 10 ans, et qui m’accompagne dans tous les aspects de ma vie depuis plus de 30 ans. Pour réinventer le monde, nous avons besoin de nouvelles écritures, qui nous aident à penser autrement. Et l’écriture, avant de devenir un code pour transmettre du langage articulé, c’est d’abord du dessin. Il y a deux ans, j’avais publié chez Eyrolles le livre illustré « Penser, Dessiner, Révéler », dans lequel je tentais de cerner les contours d’une nouvelle discipline en pleine émergence dans le monde entier, que j’ai baptisée « l’accompagnement par le dessin », et qui inclut des pratiques maintenant bien connues comme la facilitation graphique, le sketchnote, les cartes mentales, mais aussi le dessin d’humour, la performance dessinée, la capitalisation dessinée des connaissances, etc. Pendant que j’écrivais ce livre théorique et pédagogique, j’ai creusé un autre sillon parallèle, celui d’un récit plus artistique et sensible, que je rends visible aujourd’hui. Le résultat prend la forme d’un roman graphique (c’est à dire un livre de bande dessinée assez épais -230 pages- dans un format plutôt littéraire), intitulé « Rivière d’Encre » et publié le 9 Janvier 2020 aux éditions la boîte-à-bulles, dans lequel j’explore la question : « Pourquoi avons-nous tant besoin de dessiner ? ». J’entraîne le lecteur dans un voyage intérieur vers des mythes grecs et japonais, où nous croisons aussi mon arrière-grand-père dessinant pendant la première guerre mondiale, ou deux dessinateurs accomplis et mondialement reconnus : Edmond Baudouin et François Boucq. Je tire des fils narratifs variés qui tissent ensemble un récit cohérent et -je l’espère- inspirant. Parler de dessin, c’est explorer des thèmes très vastes qui nous concernent tous : notre besoin de laisser des traces, de garder un souvenir, de conjurer la mort, d’échapper à nos prisons mentales, d’incorporer le monde… Dans une époque si confuse et complexe, retrouver un trait personnel et vivant, même maladroit, peut nous aider à entrer plus en contact avec nous-même, pour partager ce que nous portons de plus intime et précieux.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

« Il s’agit de remonter la Rivière des traits jusqu’à sa source, d’emprunter ce grand fleuve d’encre d’où jaillit depuis toujours chaque trait tracé par chaque être humain, pour découvrir : qui a tracé le premier dessin ? Et surtout : pourquoi ? Pline l’ancien raconte que cela s’est passé en Grèce, dans les balbutiements de l’histoire précédant l’antiquité. Il dit que le premier dessin a été tracé par la main d’une femme. Il dit que c’était le portrait d’un homme. Et l’acte de dessiner, un geste d’amour fou. Il dit aussi : pour que la première main trace un jour le premier trait, il a fallu beaucoup d’ombre… Et beaucoup de lumière. »

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

J’observe une démocratisation des pratiques de prises de notes visuelles, sketchnote, facilitation graphique, et c’est une très bonne nouvelle. Nos cerveaux saturés d’informations dans un univers toujours plus complexe réclament des visions intégrées, globales. Et le dessin est justement un outil d’intégration des informations, c’est à mon avis ce qui explique sa renaissance, alors qu’il accompagne l’humanité depuis les premiers temps. Mais comme toute démocratisation, le mouvement en cours tend à réduire cette pratique à ses aspects les plus abordables, c’est à dire les plus superficiels. C’est ce que j’appelle la pensée « mollement visuelle ». Je crois à l’intérêt de voir émerger un nouveau métier, pratiqué par des professionnels qui maîtrisent l’accompagnement par le dessin dans toutes ses dimensions, pour soutenir des processus complexes. Ça, c’est plutôt le thème de « Penser, Dessiner, Révéler ». Et ensuite je crois que nous avons plus que jamais besoin de retrouver de la perspective et de la profondeur, pour ne pas surréagir follement dans un monde de disruption. Et ça, c’est le thème de « Rivière d’Encre ».

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

Qu’il ne lise pas ces livres seulement en admirateur du travail d’un auteur dessinateur, mais qu’il s’interroge lui même sur sa relation au trait, aux prises de notes visuelles, voire au dessin. Nous ne sommes pas tous des grands dessinateurs (et je ne prétends d’ailleurs pas en être un), de même que nous ne sommes pas tous de grands écrivains, mais ça n’a jamais empêché personne d’utiliser au quotidien l’écriture pour accompagner sa pensée et partager avec les autres. Pourquoi ne pas faire le même usage du dessin ? Il s’avère un compagnon incroyablement fidèle, souple et puissant, toujours disponible quand les mots nous lâchent.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

Mon prochain livre va revenir sur l’explosion des années 60-70, cette ouverture incroyable de la conscience et des prisons mentales dont nous sommes loin d’être sortis ! Il s’agit d’aller au delà des clichés sur les vieux baba-cool, de remonter jusqu’aux racines du Beat, et d’étudier vraiment les parcours incroyables de quelques témoins de cette époque si proche et si différente de la nôtre. Puiser dans le passé, dans les dessins, dans les traces laissées par le temps, pour nous inspirer dans la création d’un avenir enviable, ça me semble un bon programme !

 

 

Merci beaucoup Etienne Appert,

 

Le livre : Rivière d’Encre, Etienne Appert, Editions La Boîte à Bulle, 2020.