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Platon et Aristote sont-ils encore incontournables pour penser les grandes questions du Monde ?

Platon et Aristote ont pourtant tout aussi faux que les autres savants de leur époque ? Alors pourquoi continuer à en parler ? Parce que ce qu’il faut partager avec Platon et Aristote, ce ne sont pas leurs idées, mais la démarche rigoureuse avec laquelle ils ont voulu les élaborer. Pour mieux comprendre, nous avons interviewé Luc de Brabandere, auteur de « Platon vs Aristote. Une initiation joyeuse à la controverse philosophique. »

 

Bonjour Luc de Brabandere, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Luc de Brabandere : Dans un monde à la recherche de repères, j’ai voulu vulgariser ce qui constitue pour moi LE repère. Plus que jamais il nous faut (ré)apprendre à penser, choisissons alors les deux meilleurs professeurs !

Platon et Aristote sont deux géants, et nous sommes d’une certaine manière tous leurs enfants. Même s’ils ont vécu dans l’Antiquité, même si nous ne les avons pas lus, même si nous ne savons pas grand-chose d’eux, ils n’en influencent pas moins encore aujourd’hui nos manières quotidiennes de raisonner, d’imaginer, de classer ou d’argumenter.

Ces deux intelligences aussi immenses que différentes ont construit un socle sur lequel s’est développé toute la philosophie occidentale. Quoiqu’en désaccord sur ses fondements même, ils ont néanmoins à eux deux délimité le terrain et établi les règles du jeu de la pensée tel que nous le pratiquons depuis.

Pour nous occidentaux, il n’y a sans doute pas de référence intellectuelle plus marquante et plus profonde. Même l’arrivée du christianisme, un évènement certes d’un tout autre ordre, s’est exprimée, située et formulée dans un langage et des concepts qu’ils ont proposés. Platon sera le modèle pour Saint Augustin, et Aristote deviendra avec Saint Thomas le philosophe grec de référence de l’Eglise, le « maitre de tous ceux qui savent » comme disait Dante.

Platon et Aristote ont inventé une figure qui s’est avérée extrêmement féconde dans le développement de la philosophie occidentale, celle des ennemis très proches dont les pensées à la fois s’imbriquent et se combattent. Car malgré leurs divergences radicales, aucun penseur n’a jamais jugé les positions de Platon et Aristote réellement incompatibles, ou impossibles à rapprocher.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Extrait du dernier chapitre

Je vous propose d’examiner le raisonnement suivant

Les artistes sont des créatifs

Parmi les créatifs, certains sont drôles

Donc il y a des artistes qui sont drôles

D’après vous, ce raisonnement est-il correct ?

Autrement dit, si l’on accepte pour vrai le fait que les artistes sont des créatifs et que parmi les créatifs, certains sont drôles, peut-on alors dire avec certitude qu’il y a des artistes qui sont drôles ?

A première vue, la réponse semble être oui. Et pourtant la réponse est non, ce raisonnement n’est pas valide. Pour vous en convaincre, examinez ce deuxième cas

Les trompettes sont des instruments de musique

Parmi les instruments de musique, certains ont des cordes

Donc il y a des trompettes qui ont des cordes

Ici, pas la moindre hésitation, le raisonnement n’est évidemment pas correct. Et pourtant, il a exactement la même structure que le premier ! Mais pourquoi avons-nous alors tendance à réagir de manière différente ?

La réponse est simple : nous ne sommes pas des êtres totalement logiques, et nous nous laissons influencer à tort par ce qui différencie les deux raisonnements. Dans le premier cas en effet nous savons que la conclusion est vraie, et dans le deuxième, nous savons qu’elle est fausse. La faille logique consiste à croire qu’un raisonnement est nécessairement correct s’il débouche sur une vérité. C’est oublier que même une pendule en mauvais état donne parfois l’heure exacte…

Nos erreurs de raisonnement sont variées et nombreuses, et on les appelle « biais cognitifs ». Ils nous montrent et nous rappellent que pas mal de nos déductions ne sont pas totalement rationnelles. Pour aller plus vite la pensée prend en effet des circuits plus courts qui provoquent parfois des courts circuits, et font alors sauter nos fusibles logiques.

Les biais cognitifs ne sont certes pas neufs. Au XVIè siècle déjà – ce sera notre troisième exemple – Francis Bacon faisait remarquer qu’on préfère toujours croire ce que l’on espère être vrai. C’est ainsi que nous croyons plus facilement des prévisions météorologiques favorables que défavorables, même si la fiabilité de l’Institut Royal Météorologique ne dépend bien sûr pas de ce qu’il prévoit. Toujours est-il que lorsque l’IRM annonce du beau temps on se réjouit, et lorsqu’il annonce du mauvais temps on se dit que ce ne serait pas la première fois qu’il se trompe…

L’homo sapiens n’a jamais été – et ne sera jamais – un homo logicus, mais deux éléments majeurs ont remis les biais cognitifs au cœur de l’actualité.

Il y a d’abord eu les travaux de Kahneman et Tverski qui ont été récompensés par un prix Nobel d’économie (!) en 2002. Les biais cognitifs sont depuis beaucoup mieux identifiés, et ils continuent à faire l’objet de très nombreuses recherches et publications.

Par ailleurs, avec Internet, les biais cognitifs se déploient aujourd’hui dans un tout nouveau contexte. Leur impact, leur rôle et leur importance s’en trouvent fortement amplifiés, car les algorithmes qui nous entourent sont le résultat d’un mélange savant et délibéré de logique et de psychologique.

Chacun de nos clics dit quelque chose de nous, et toutes ces données accumulées depuis longtemps permettent aux géants de l’Internet de savoir facilement ce que nous pensons. Mais cela ne leur suffit pas, ils travaillent maintenant avec des spécialistes des biais cognitifs qui leur expliquent comment nous pensons. Il est là le secret de leur potion logique.

Cette double maîtrise offre en effet aux Facebook et autre Twitter un pouvoir redoutable, celui de manipuler l’utilisateur et de le rendre « accroc ». Leur force est d’avoir décodé nos faiblesses. Nous faisons constamment des erreurs de logique, mais ils ont bien compris la logique de ces erreurs.

Que les informations véhiculées sur les réseaux sociaux soient vraies ou fausses n’est pas le souci, car leur but n’est pas de faire réfléchir l’utilisateur, mais de le faire revenir. Et il reviendra plus s’il réfléchit moins. Sur Internet le hasard n’existe pas. Quand une information apparaît à l’écran, il y a toujours une logique qui en a décidé ainsi. Internet est devenu le pays rêvé des biais cognitifs qui sont intégrés dans la conception des algorithmes pour nous rendre addictif. Les réseaux sociaux renforcent par exemple systématiquement les convictions des internautes , quelles que soient ces convictions.

Victimes du biais de confirmation inodore, invisible mais omniprésent, les utilisateurs se retrouvent ainsi dans des bulles confortables, où ils reçoivent sans cesse les informations qu’ils ont envie de recevoir de la part de personnes qui pensent comme eux. Quand on sait que les réseaux sociaux sont devenus pour une partie grandissante de la population – surtout la plus jeune – la première source d’information, cela fait frémir. Car la logique et la psychologie sont devenues des armes de persuasion massive, mais ni l’une ni l’autre ne sont enseignées dans le secondaire

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Luc de Brabandere : Il y en a une qui domine toutes autres: L’apparition de nouvelles catégories dans tous les secteurs d’activités, professionnelles, publiques ou privées.

Comme celles qui existent ont parfois des dizaines d’années d’ancienneté, elles sont de moins en moins utiles.

D’autres catégories vont apparaître, mais il reste une question : allons nous les décider nous-mêmes, ont vont-elles nous être imposées ?

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Luc de Brabandere : Il ne faut pas penser mieux ou penser autrement, il faut surtout penser plus, en respectant les règles de la pensée.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Luc de Brabandere : Depuis un an, le sujet que je travaille – et qui me travaille ! – est celui de la “vérité”. J’ai commencé la rédaction de Petite Philosophie des Fake News qui paraîtra chez Eyrolles

Par ailleurs je publierai chez Peter Lang Be logical, Be creative, Be critical , une synthèse de 40 années de conseil en entreprise.

 

Merci Luc de Brabandere

 

Merci Bertrand

 

Le livre : Platon vs Aristote. Une initiation joyeuse à la controverse philosophique, Luc de Brabandere avec Anne Mikolajczak, Sciences Humaines, 2021.