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Nous sommes à l’aube d’une véritable révolution anthropologique

Peut-on redonner du sens à la technologie sans tomber dans l’idolâtrie technosolutionniste ? Pour répondre, Anne-Sophie Moreau, rédactrice en chef du site Philonomist, fait dialoguer des philosophes et des dirigeants dans « Le sens de la tech » (Philosophie Magazine Editeur). Interview.

 

Bonjour Anne-Sophie Moreau, pourquoi ce livre… maintenant ?

 

Anne-Sophie Moreau : Parce que nous sommes à l’aube d’une véritable « révolution anthropologique », pour reprendre l’expression qu’emploie Pascal Picq dans son dialogue introductif avec Olivier Girard, Président d’Accenture France et Benelux. Les innovations technologiques récentes (le smartphone, les objets connectés… et désormais les intelligences artificielles génératives de type ChatGPT) sont amenées à bouleverser des pans entiers de nos existences. C’est pourquoi nous avons décidé d’interroger des penseurs et des décideurs sur l’impact qu’ont les nouvelles technologies dans différents domaines : le travail, la mobilité, la souveraineté… Dans ces échanges, il est question de recrutement par des algorithmes, de robots émotionnels, de cybersécurité, mais aussi de ce qui reste de notre créativité face à l’IA, ou encore de la pertinence des machines pour accompagner le handicap. En faisant se rencontrer des philosophes qui ont l’habitude de remettre en cause le pourquoi d’une technologie et des dirigeants dont la vision s’ancre dans le réel et les applications concrètes, on ouvre des perspectives inédites, au-delà des préjugés technophobes ou de la naïveté technosolutionniste. Le but de cet ouvrage : conduire un débat lucide mais apaisé sur l’avenir de l’humanité face aux nouvelles technologies.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Cet extrait de ma préface sur la nécessité de prendre nos responsabilités face à la technologie :

« Faire de la technologie un pouvoir indépendant de notre volonté est un moyen aisé de nous exonérer de nos responsabilités. Sa diabolisation a partie liée avec notre manie de lui accorder des pouvoirs imaginaires, comme l’a montré Gilbert Simondon. Le philosophe a joliment pensé notre rapport ambigu aux machines, notamment aux robots, que nous fantasmons volontiers comme des créatures autonomes, incontrôlables, voire douées d’intentions hostiles à notre égard. (…) Nous sommes obsédés par cette figure fictive car nous croyons à tort que plus une machine est élaborée, plus elle se rapproche de l’automate ; alors que la machine douée de la plus haute technicité est au contraire une « machine ouverte », qui « recèle une certaine marge d’indétermination ». Or « l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres ». ChatGPT n’a pas de conscience, et demeure programmé par des humains ; l’IA est certes biaisée, mais c’est parce que nous la nourrissons de nos propres préjugés ; à nous d’orchestrer notre utilisation de ces technologies, au lieu de fantasmer leur toute-puissance. »

Source : Philonomiste

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Anne-Sophie Moreau : Comme le disait le philosophe Henri Bergson, « si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais ». Il en va de même avec les technologies : nul ne sait quelles innovations l’emporteront dans le futur.

Parmi les questions qui me travaillent : il me semble que nous sous-estimons l’effet qu’auront les nouvelles technologies et surtout l’IA sur nos émotions et notre manière d’appréhender le monde. Plus nous sommes entourés de langage artificiel, plus nous risquons de perdre la richesse de notre propre expression. Nous ne risquons pas d’être dominés par les machines, mais de devenir nous-mêmes des robots au quotidien, par paresse, en cédant à l’habitude de formatter notre langue et de lisser nos émotions pour mieux nous adapter à un monde saturé d’énoncés politiquement corrects et d’échanges normés.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Anne-Sophie Moreau : Se renseigner sur les nouvelles technologies. Ne partez pas du principe que vous ne comprendrez jamais rien à la manière dont fonctionne ChatGPT ! Imaginez que vous ayez eu peur du Minitel à sa sortie, alors qu’aujourd’hui vous riez de cette vieille machine… Il en est de même avec toute innovation : un jour, on s’amusera des erreurs de l’IA comme autrefois des bugs de Second Life. Il est possible de décrire la manière dont « pense » une IA, si tant est qu’elle pense, dans des termes accessibles à tous. A nous de désacraliser la machine si nous voulons pouvoir sinon la maîtriser, du moins l’apprivoiser au quotidien.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Anne-Sophie Moreau : Le vivant. Pascal, en son temps, était capable de s’intéresser à la fois à la machine, lui qui avait inventé une calculatrice mécanique, et aux organismes les plus minuscules. Loin des fantasmes de l’IA, je développe une certaine passion pour les microorganismes qui régénèrent nos corps et notre environnement. La priorité des temps présents est aussi de s’intéresser à ce qu’on ne saurait sauver par la seule technologie.

Merci Anne-Sophie Moreau

 

Merci Bertrand Jouvenot

 


Le livre : Le sens de la tech: Dialogues entre penseurs et dirigeants, sous la direction d’Anne-Sophie Moreau, Philosophie Magazine Editeur, 2023.