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Nous sommes victimes du plus grand pillage de l’histoire, du casse du millénaire

Nos données personnelles se collectent et se vendent sans notre assentiment. Après nos noms et nos identités, les machines peuvent désormais prédire nos opinions et nos émotions. Dans le livre La Mort de la vie privée, Fabrice Mateo explique comment et pourquoi les GAFAM, les administrations publiques et autres hackers accaparent notre vie privée, et donne aussi des clés essentielles et accessibles à tous pour se protéger.

 

Bonjour Fabrice Mateo, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Fabrice Mateo : Parce que le temps presse. Nos données personnelles sont collectées, analysées, diffusées, vendues à qui mieux mieux, enrichissant les Gafam, les BATHX, les Titans, les Licornes, les Decalicornes, sans que nous n’ayons, nous producteurs de ces données, un quelconque retour sur investissement. Car nous ne sommes pas propriétaires de nos données. Et quand les sus-cités les agrègent, les digèrent, les exploitent, le résultat les valorise financièrement sans commune mesure dans l’histoire. Uber perd de l’argent sur chacune de ses courses, Jeff Bezos n’a jamais versé de dividende à ses actionnaires, Tesla vend vingt fois moins de voitures que Volkswagen et se trouve valorisé près de huit fois plus. Pourtant ces entreprises sont extrêmement florissantes sur les marchés boursiers. Comment est-ce possible ? Parce qu’elles possèdent les « données ». Elles sont le carburant de la quatrième révolution industrielle et ces mastodontes numériques les amassent par quantités astronomiques à chaque seconde qui passe. Ils savent beaucoup de choses de nous, et nous ne savons rien d’eux, notamment sur la manière dont ils valorisent, utilisent, traitent nos données. La transparence, qu’ils déclament pour nous faire utiliser leurs services, plus ou moins utiles, s’avère opaque. Mais ils ne sont pas les seuls.

Les hackers, les services de renseignements, les administrations, les databrokers, les employeurs, les conjoints, les entreprises connectées, tous poursuivent le même objectif : collecter nos données personnelles, le nouvel or noir de l’économie mondiale. Ces données sont le carburant de l’intelligence artificielle qui vit une renaissance explosive. Comment vous appelez-vous ? Quel est votre âge ? Quels sont vos revenus ? Etes-vous marié ? Quel est la surface de votre logement ? Où êtes-vous en ce moment ? Qui aimez-vous ? Quels sont vos goûts ? Que ressentez-vous ? Quelle est votre tension ? Votre fréquence cardiaque ? Quel est votre indice de masse corporelle ? Avez-vous une maladie rare ? Quelle sont vos opinions politiques ? Et bientôt, que pensez-vous et à quoi rêvez-vous ?

Et pourtant, nous laissons faire. Nous voulons la dernière application qui cartonne, le nouveau réseau social qui détonne ou l’ultime service que l’on nous donne… en échange de nos données.

Le sujet des données devrait être au cœur du débat public, notamment dans cette période d’élection présidentielle. Quelles valeurs économiques, quelles valeurs juridiques, quelles valeurs politiques voulons nous pour accompagner et encadrer le carburant de la croissance mondiale actuelle ?

Car ne nous trompons pas, nous consommions le monde, désormais, c’est nous qui sommes consommés. Une image me glace chaque fois qu’elle traverse mon esprit. C’est celle d’un parterre de journalistes chacun équipés d’un casque de réalité virtuelle, installés dans leur fauteuil et faisant face à un Mark Zuckerberg, debout sur la scène, sans casque et que l’on devine ravi de son effet. Il y a des sourires qui n’annoncent rien de bon.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

« Le crédit social pour tous, un ratio d’une caméra pour deux habitants, l’enregistrement obligatoire de l’adn de tous les citoyens, la surveillance des pensées des Ouïghours, voilà le menu des réjouissances de la surveillance de la population chinoise. Ces programmes violent les droits internationaux, comme le droit à la confidentialité des données de la vie privée, la présomption d’innocence, ainsi que les libertés d’association et de déplacement. Ils violent aussi des lois chinoises.

Ledit crédit social note les « bons » et les « mauvais » comportements financiers et sociaux des citoyens, sous une forme chiffrée. Il est calculé notamment grâce aux traces numériques et à plus de 600 millions de caméras. Comme le souligne Shoshana Zuboff, il suffit de se trouver sur la mauvaise liste pour « se voir refuser l’achat d’un billet d’avion, de train express ou en première classe ou classe affaires ; le droit d’acheter, de vendre ou de faire construire un logement ; le droit d’inscrire ses enfants dans une école privée payante. On peut se voir refuser l’accès au Parti ou à l’armée, ou n’y recevoir aucune promotion ; honneurs et titres divers peuvent être refusés. Si la partie défaillante est une entreprise et non un individu, elle ne peut pas émettre d’actions ni d’obligations, accepter des investissements étrangers ou contribuer à des projets du gouvernement ». La note de crédit social de chaque Chinois est aussi influencée par les notes de son entourage. Ainsi, si votre note baisse, vos amis, par crainte de voir la leur diminuer aussi, vont vous tenir à l’écart. C’est ainsi que le régime chinois choisit les relations de ses citoyens. Selon le rapport d’Human Rights Watch intitulé « Les algorithmes de répression de la Chine », les autorités du Xinjiang surveillent au moins trente-six catégories de comportement, par exemple les personnes ayant cessé d’utiliser des smartphones, celles qui ont peu d’interactions sociales avec leurs voisins et celles qui ont collecté des fonds ou des matériaux pour la construction de mosquées.

Si le régime chinois est capable d’évaluer le « bon » comportement de sa population, c’est qu’il surveille chaque citoyen de très près. À chacun correspond un dossier enregistrant des données issues de sources publiques et privées, et tous les hommes ont dû se soumettre à un prélèvement d’adn. Le crédit social se double d’une identification physique au moyen des empreintes digitales et autres procédés biométriques.

Alain Bauer, criminologue, n’est pourtant pas convaincu par l’efficacité du système de surveillance le plus élaboré de la planète car, selon lui, trop d’informations tue l’information. Le fonctionnaire chinois est noyé sous les données et ne peut toutes les analyser.

Pour Jean-Paul Ney, grand reporter, au contraire, les dictateurs d’hier et d’aujourd’hui ne peuvent pas rêver mieux que ce contrôle de la population par le crédit social.

Yang Wang, chercheur à l’université de Syracuse, note que « la culture chinoise a moins de considération pour la vie privée que la culture occidentale et la plupart des Chinois se sont habitués à la certitude de la surveillance étatique et de la censure exercée en ligne. Le mot le plus courant pour exprimer le concept de vie privée, yinsi, n’est apparu dans les dictionnaires chinois qu’au milieu des années 1990 ». Si les citoyens chinois ont accepté les cartes nationales d’identité à puce biométrique, les permis de naissance et, plus récemment, le crédit social et ses classements, c’est que la société dans laquelle ils vivent est saturée de surveillance et de profilage depuis des dizaines d’années.

Si encore cela s’arrêtait à la possibilité de prendre l’avion… »

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Fabrice Mateo : L’identité dématérialisée, la confiance dans les algorithmes d’intelligence artificielle, l’ouverture des données publiques, le système financier alternatif de la blockchain et des cryptomonnaies, l’informatique quantique, la voiture autonome, les véhicules à sustentation magnétiqueles véhicules à sustentation magnétique et enfin, de manière très provocante, j’attends des métavers, dont la croissance serait de 40 % par an en moyenne jusqu’en 2030, que l’un de ces univers, virtuels, persistants et non-linéaires, propose un paradis virtuel chiadé avec d’innombrables femmes vierges tout aussi virtuelles. Cela permettrait peut-être à ces fous réels de religion qui se font exploser un peu partout sur la planète d’user de catharsis pour refouler leurs envies criminelles, suicidaires et inhumaines et à leurs commanditaires de dénicher moins de volontaires pour fomenter leurs desseins terroristes.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Fabrice Mateo : Examiner les conseils que l’on vous donne avec la plus grande des réserves.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Fabrice Mateo : Comment va évoluer le droit des données personnelles ? Quels mécanismes de contre-pouvoir se développeront contre la surveillance de masse ? Quelles réactions des États, des banques centrales et des banques privées face à la révolution des cryptomonnaies ? Le metavers est-il une simple réplique de la réalité ? Quand les robots soldats décideront-ils eux-mêmes de tuer ? L’intelligence artificielle sera-t-elle un jour générale, forte, singulière ? Jusqu’à quel point la justice et la police seront prédictives ? Quand irons-nous sur Mars ? L’Europe fera-t-elle naître un champion du numérique du calibre des Gafam ou des BATHX ? Quand Elon Musk introduira-t-il sa puce Neuralink dans le cerveau d’un humain ?

Merci Fabrice Mateo

Merci Bertrand


Le livre : La Mort de la vie privée, Fabrice Mateo, Denoël, 2022.