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Nous avons tout ce qu’il faut pour choisir notre avenir et l’activisme est notre espoir commun

Lorsqu’ils travaillent ensemble, les designers, les behavioral scientists (spécialistes du comportements) peuvent avoir une plus-value, qui favorise les changements d’attitudes au profit de projets durables. Dans le livre Sustainable Innovation. Thinking as Behavioral Scientists, Acting as Designers, Michele Visciola explique comment mettre en place des programmes d’innovation durable, ainsi que des idées sur la manière d’intégrer des équipes multidisciplinaires dans les projets d’innovation. Interview de l’auteur.

 

Bonjour Michele Visciola, alors pourquoi avez-vous écrit ce livre… maintenant ?

 

Merci pour vos questions. Je voulais systématiser les connaissances et les observations développées au cours de près de 20 ans de précieux travaux réalisés avec mon entreprise (Experientia, une agence internationale indépendante de recherche et de design basée ici en Europe) sur l’innovation.
Et, à cet égard, je pense qu’il y a au moins deux raisons qui méritent d’être mentionnées.
La première est qu’il me semble que les récits sur l’innovation ont été fortement compromis par l’uniformité excessive des points de vue sur les leviers qui peuvent être utilisés pour générer des changements sociaux, culturels et comportementaux. Habituellement, ces récits se concentrent sur la technologie et les politiques. Il est parfois avancé que ces leviers peuvent produire des changements dans les comportements et dans notre société jusqu’à modifier les valeurs et donc les cultures. Ce qui est largement vrai. Cependant, dans ces récits, la dynamique de l’innovation est aplatie sur des aspects tels que la force créatrice de l’idée innovante, l’acceptation de l’innovation par ceux qui adoptent l’idée innovante, la capacité à diffuser l’idée, la technologie disruptive, la cohérence financière pour la soutenir, la capacité des politiques à favoriser la diffusion technologique et à la justifier par des lois adéquates. Tout le monde est d’accord là-dessus. Ces dynamiques existent. Toutefois, si vous êtes à l’intérieur des processus d’innovation, vous vous rendez compte à quel point ces aspects, même dans leur pertinence générale, prennent un sens différent si vous vous concentrez sur l’intentionnalité qui anime les processus de décision susceptibles de conduire au succès des innovations. D’après mon expérience professionnelle, cette variable est la moins traitée ouvertement … et donc celle qui permet aux réalités les plus organisées de tirer les plus grands profits de l’innovation. Cela se traduit par des intérêts protégés souvent en faveur de quelques bénéficiaires et souvent aussi au détriment d’un grand nombre de personnes qui sont exclues des paradigmes de l’innovation.

Si l’on tient pleinement compte de l’intentionnalité que l’on veut poursuivre via l’innovation, on comprend comment l’intention d’innover peut faire évoluer le bien commun ou créer des inégalités. En d’autres termes, l’amélioration de la société, le plein respect des valeurs fondatrices qui rassemblent les êtres humains ne peuvent se développer de manière autonome, c’est-à-dire sans révéler les éléments de valeur de l’idée innovante par rapport aux bénéficiaires finaux. Ma thèse sur l’innovation est que la seule façon de révéler la valeur de l’innovation est de combiner une analyse approfondie des comportements humains et collectifs ainsi que de la manière de faciliter leur évolution en générant une distribution significative des bénéfices immatériels, c’est-à-dire des conséquences positives également appelées externalités. Celles-ci seront évidemment proportionnelles aux niveaux de maturité qui expriment les comportements individuels et collectifs. Mais en se concentrant sur l’intentionnalité, l’échelle des bénéfices peut être le véritable objet des récits d’innovation et des stratégies d’accélération. Si nous nous concentrons sur elle, nous pouvons guider la transformation des sociétés et des cultures en réduisant les inégalités et les appétits opportunistes qu’il serait autrement difficile d’influencer. Pour répondre à l’objection selon laquelle l’intentionnalité peut être imprécise et manipulée ou ouverte à des conséquences inattendues, je soutiens que la culture vernaculaire du design et de l’ingénierie doit être soutenue par les méthodologies expérimentales et d’observation des sciences humaines et sociales. Leur combinaison devient un moyen puissant de mesurer et de contrôler l’intentionnalité de l’innovation.

Par conséquent, et j’en viens à la deuxième raison qui mérite d’être mentionnée et j’espère que vous comprendrez mieux pourquoi il est grand temps de tenir un tel raisonnement, c’est-à-dire les récits sur la durabilité. Ceux-ci s’attardent sur les aspects environnementaux et économiques avec beaucoup de concision… au point de réunir en un temps raisonnable différentes approches techniques et scientifiques, comme cela a été le cas des mesures et des stratégies d’intervention sur le changement climatique.
Elles constituent donc une plate-forme crédible pour quiconque souhaite discuter sérieusement de la question et adopter des politiques et des modèles innovants. Les aspects sociaux et comportementaux de la durabilité, en revanche, sont traités de manière floue et offrent malheureusement un espace à quiconque veut se protéger avec des sujets tels que ceux qui vont sous l’étiquette du green washing et des investissements dans la durabilité et l’impact social. Ma thèse est que la durabilité des comportements pour la sauvegarde des valeurs communes des sociétés doit être l’objet d’une conception explicite. Dans le livre, je pars de la description de nos mécanismes de perception et de décision qui sont basés sur des automatismes, régis par le système limbique, donc par des émotions, des impressions, des sensations. Ces mécanismes sont utiles dans la vie de tous les jours mais en même temps ils sont imparfaits, créent des biais, nous font commettre de nombreuses erreurs et prendre de mauvaises décisions. Ma thèse sur la durabilité est donc que l’innovation est durable si elle nous permet de prévenir et de corriger les conséquences de notre rationalité limitée. Il s’agit clairement d’un appel à opposer la possibilité d’exploiter la vulnérabilité de la coopération et les limites de la rationalité humaine.

La pandémie a mis en pause les automatismes de l’économie mondiale, ajoutant aux problèmes du changement climatique, des inégalités, de la guerre, de la pauvreté énergétique, de la croissance exponentielle des maladies chroniques. Nous sommes confrontés à des preuves parfois extrêmes, qui indiquent qu’il est temps de repenser nos modèles d’innovation. Ceux qui investissent de grosses ressources dans l’innovation sont directement responsables de ceux qui utilisent directement ou indirectement les artefacts technologiques et créatifs de l’innovation. Je veux dire qu’il y a des éléments de discontinuité entre le fait d’assumer la responsabilité de l’innovation, de favoriser la croissance de l’autodétermination et de la coopération, de sauvegarder les ressources et le bien commun, et le fait de refuser ou de négliger d’assumer une telle responsabilité.
Il faut reconnaître l’autorité de ceux qui sont clairs sur leurs objectifs en matière de stratégies d’innovation. J’explique dans mon livre pourquoi de nouvelles méthodes sont nécessaires pour évaluer l’impact de l’innovation. Je maintiens qu’il est vital de se concentrer sur les stratégies de changement de comportement et d’innovation durable. Je montre comment et, enfin, je discute longuement du fait que l’innovation doit viser à tester des programmes de changement systémique.

 

 

Un extrait de votre livre qui vous représente le mieux ?

 

Michele Visciola : Le voici : « Les méthodes utilisées pour accélérer l’innovation et les programmes expérimentaux de changement doivent soutenir le changement personnalisé, comprendre et mettre en œuvre la nature diverse des contextes (hétérogénéité) pour sauvegarder la diversité et favoriser l’harmonie. Toute personne qui renonce à contrôler son comportement, même pour une courte période, en faisant confiance au produit ou au service innovant, ne fait pas simplement confiance à la marque de l’innovation. Elle compte aussi implicitement sur une médiation capable d’assurer la stabilité et la capacité d’améliorer la gestion de l’incertitude et de la complexité. C’est une tâche très délicate qui, ……, nécessite une boîte à outils pour la science du design et le changement de comportement et de culture. Nous pouvons compter sur l’élaboration de politiques fondées sur les principes du droit mais aussi, de plus en plus, sur des programmes expérimentaux à visée synergique. Les résultats de ces expériences peuvent offrir des suggestions importantes pour les politiques d’innovation et les incitations. Ils sont surtout la nourriture qui aidera à façonner des stratégies de conception pour faciliter le changement systémique (de système) dans le comportement individuel et la coopération ».

 

Les tendances qui émergent et auxquelles vous croyez le plus ?

 

Michele Visciola : En une phrase, la tendance qui me semble la plus prometteuse est que l’activisme est entré dans une phase de meilleure organisation. Les activistes tels que les designers et les spécialistes du comportement, mais aussi toutes les communautés d’intérêt s’organisent pour avoir un impact et offrir des exemples et une orientation pour aborder et gérer les problèmes complexes qui nous affectent. Je fais référence, par exemple, aux communautés de l’énergie qui, en se rendant autonomes dans la production d’énergie, offrent des solutions pour sortir de la pauvreté énergétique et améliorer significativement l’empreinte écologique. Je fais référence aux communautés de patients qui quittent la phase typique de plaidoyer, qui les subordonnait à des décisions prises ailleurs, pour entrer dans une nouvelle phase d’accompagnement actif des patients dans l’accès aux soins. Ces communautés, si elles sont bien organisées, peuvent influencer les décisions sur les profils à inclure dans les essais cliniques. Dans certains cas, elles se battent pour trouver des financements coûteux pour réaliser de nouveaux essais ; elles se battent pour faire passer la chaîne de valeur de la recherche de la nouvelle molécule à la création de services pour l’écosystème des patients. Ils sont des acteurs importants dans le transfert des coûts des soins de santé de la guérison à la prévention. Dans tout cela, les spécialistes du comportement, les travailleurs sociaux et les concepteurs ont un rôle fondamental d’orientation et de soutien.

 

Si vous deviez donner un conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

Michele Visciola : Nous vivons dans une ère de transition, et il ne dépend que de nous de savoir quel côté prendre pour façonner un avenir durable. Nous avons les connaissances et les méthodologies pour concevoir notre avenir et l’activisme est l’espoir à la portée de tous.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?
Michele Visciola : J’espère que des centaines d’initiatives d’expériences d’innovation durable et de programmes d’intervention à grande échelle démarreront partout dans le but de démontrer qu’il est possible de concevoir, d’évaluer et d’accélérer de nouveaux modèles de vie individuelle et de communautés évolutives pour l’évolution durable de notre société. Vous m’y trouverez activement impliqué.

 

Merci Michele Visciola

 

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : Sustainable Innovation. Thinking as Behavioral Scientists, Acting as Designers, Michele Visciola, Springer Nature. 2022.