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Michel-Édouard Leclerc, génie de la com’ ou imposteur ?

Qui est véritablement Michel-Édouard Leclerc ? Magali Picard, journaliste au magazine LSA, a mené l’enquête sur le patron préféré des Français. Son livre « Enquête sur Michel-Edouard Leclerc » dessine un portrait inédit, inattendu et surprenant de celui que l’on surnomme  » MEL « .

Bonjour Magali Picard, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Magali Picard : Michel-Edouard Leclerc a eu 70 ans en 2022, date à laquelle j’ai démarré mon enquête. Ça, c’est pour le symbole. Il se trouve que cela correspond aussi à une période où on peut légitimement se poser des questions à son sujet, notamment sur sa succession. Mais j’avais l’idée de faire un livre sur lui bien avant, l’idée me trotte dans la tête depuis…dix ans ! Pourquoi ? Parce qu’il est très populaire, régulièrement désigné par les Français comme leur patron préféré, et, en même temps, méconnu. Par exemple, peu savent qu’il n’est pas propriétaire des centres E.Leclerc, ni actionnaire. Or, c’est paradoxal car les Français le voient en permanence et depuis longtemps (depuis 45 ans !) à la télévision ou l’entendent à la radio. Ils ont l’impression de le connaître, mais ne le connaissent pas. Sa longévité est exceptionnelle : Michel-Edouard Leclerc a connu 6 présidents de la République et côtoyé 25 ministres de l’Economie depuis qu’il est entré au sein du mouvement E.Leclerc en 1978.

Du coup, la question se pose : qui est-il ? Un génie de la communication, fils de, ou un manipulateur ? Est-il sincère ou cynique ? Je trouvais intéressant aussi de faire son portrait car il est atypique parmi les patrons. Il n’est pas enfermé dans sa tour d’ivoire, il est très accessible, et, pourtant, assez secret. Enfin, il me paraît pertinent d’essayer de décrypter son discours qui n’a jamais changé au fil des ans, la défense du petit consommateur contre les gros, les gros lobbies, les multinationales, etc, à un moment où le pouvoir d’achat fait partie des sujets de préoccupation des Français.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Premier extrait : « Mais comment réussit-il à canaliser la meute des adhérents sans se faire mettre en pièces ? La curiosité ne suffit pas, Michel-Edouard Leclerc pratique la séduction comme il respire. « Il est madré, estime l’un d’entre eux. Il use de la flatterie et se sert des faiblesses humaines pour asseoir son pouvoir. » Bref, il fait de la politique. Car il ne lui est pas toujours facile de faire passer ses idées. Il est parfois obligé de reculer. Revenons sur l’inflation, en octobre 2021. Invité chez son ex-intervieweur préféré, Jean-Jacques Bourdin, sur BFM TV, il y va une première fois pour rassurer le consommateur, comme toujours. « Ne vous inquiétez pas, on ne va pas se laisser faire. » Mais quinze jours après, toujours chez Bourdin, il rétropédale. Pas question de rogner sur les marges. Entre-temps, il a dû se faire remonter les bretelles par des barons qui ne voyaient pas comment baisser encore les prix. S’il a réussi à se maintenir contre vents et marées, pendant quarante-cinq ans, c’est parce qu’il va les aider à passer les grandes étapes, à identifier les combats et à les mener. Un ex-Leclerc explique : « Parfois, ce sont les nôtres, parfois ce sont les siens. » Lui s’adapte. C’est bien simple, en interne, l’un de ses surnoms est… « Culbuto », comme ce personnage qui ne perd jamais l’équilibre.

« Être roi est idiot, ce qui compte, c’est de faire un royaume. » MEL pourrait adopter cette maxime d’André Malraux. Tout au long de sa vie, c’est ce à quoi il va s’employer en s’emparant des combats contre les monopoles, dans la continuité de son père, tout en poussant les adhérents à développer E. Leclerc. Qui dirige, alors ? À question simple, réponse complexe. Le principal intéressé a sa version, toute en finesse, à la jésuite. « La question du pilotage n’a pas une réponse unique. Au fur et à mesure que je vais grandir, mon pouvoir effectif n’est pas celui qui est écrit sur le papier ». La baronne de Cannes, Anny Courtade, a aussi la sienne, plus brutale. « Les patrons, c’est nous. Lui, c’est le gardien du temple. Mais il use de son influence pour faire passer les idées qu’il veut. Peu osent le contredire. » Quand on la pousse un peu, on la sent un peu agacée. « Michel, il a soif de pouvoir. Il veut faire passer ses idées et sa stratégie. Il pense que le groupe, c’est lui, légitimé par son nom. Mais nous, on est là aussi. » Mowgli et les loups sont liés à vie, ou presque ».

Deuxième extrait : « Michel-Édouard Leclerc ne s’arrête jamais. De parler, d’argumenter, de chercher à séduire, à convaincre, à comprendre. Un tourbillon permanent, un appétit de vivre intact, une forme olympique. Avec lui, la partie n’est jamais finie. « Demain n’attend pas » est sa devise favorite. Pas étonnant, cela lui sied comme un gant. Le mot « retraite » lui fait horreur. Encore une case, et il déteste ça. À sa simple évocation, il s’enflamme. La modestie n’est pas son fort : « Parle-t-on de retraite à Alain Minc ou à Jacques Attali ? Pose-t-on la question à un artiste ? » Et se met à fredonner la chanson de Claude Dubois : « Le Blues du business man ». « J’aurais voulu être un artiste »…Chanteur ? Plutôt musicien ou écrivain. Il aurait voulu être libre, Michel-Édouard Leclerc, et à l’observer, on se dit qu’il l’est, malgré ses responsabilités. Il peut se permettre toutes les provocations du monde sans risquer de perdre sa position. Un numéro d’équilibriste constant, son pouvoir dépendant d’une meute de loups. Cabot, fait de sincérités successives et contradictoires, assurément sympathique, dialecticien redoutable, curieux du monde qui l’entoure et de ceux ou de celles qu’il croise, toujours gentil et accessible (comme ses prix !), généreux, mais aussi narcissique, provocateur, obstiné, ambivalent, manipulateur, parfois démagogue, l’homme est un monde de paradoxes à lui tout seul ».

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Magali Picard : Une consommation responsable, durable et même solidaire qui passera nécessairement par une forme de « sobriété » ou de frugalité pour reprendre un mot à la mode. Une forme de lenteur aussi dans nos vies qu’il faudra finir par accepter.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Magali Picard : Lisez mon livre ! Soyez en alerte, restez vigilants et curieux…

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Magali Picard : La « souveraineté alimentaire », encore un sujet à la mode, mais passionnant. Comment se fait-il que la France ait besoin d’importer de plus en plus les fruits et légumes ou la viande que nous mangeons ? Cela semble une aberration alors que le monde agricole se meurt. Heureusement, la relève est parfois là : on a vu au salon de l’Agriculture (et sur les plateaux de télé) de jeunes agriculteurs passionnés désireux de faire bouger les lignes.

Merci Magali Picard

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : Enquête sur Michel-Edouard Leclerc, Magali Picard, Plon, 2023.