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L’inquiétante découverte d’une enquête sur le travail

Au fil d’une enquête sur le travail particulièrement approfondie, Danièle Linhart, directrice de recherche au CNRS, parvient a comprendre comment les entreprises exploitent les nouvelles aspirations de leurs collaborateurs, contre eux. Ce retournement est rendu possible par le lien de subordination inscrit dans le contrat salarial.

Bonjour Danièle Linhart, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

J’ai écrit ce livre maintenant, parce qu’à force de progresser dans mes recherches de terrain,   pour tenter d’élaborer une problématique du travail dans notre société, j’ai été confrontée aux dimensions profondément délétères du modèle de la modernisation managériale. La souffrance au travail, les burn out, dépressions, addictions à des substances psycho actives pour tenir au travail, les suicides trouvent leur source dans les caractéristiques de cette modernisation. Cette modernisation se fonde sur  une individualisation, personnalisation de la gestion des salariés, sur une sollicitation de leur subjectivité (intuition, réactivité, goût de l’excellence, besoin de reconnaissance), mais elle se fonde aussi sur une organisation du travail cadrée par des principes qui restent fondamentalement tayloriens : des procédures, process, protocoles, méthodologies, codifications, reportings pensés par des experts consultants de grands cabinets viennent, à distance de la réalité du terrain s’imposer aux salariés sans qu’ils puissent faire valoir leurs connaissances ou expérience. Cette tension, contradiction entre deux logiques incompatibles est vécue d’autant plus douloureusement qu’elle s’affirme dans un contexte de concurrence de chacun avec tous et de changement permanent (restructurations des services, redéfinition des métiers, changements incessants de logiciels, mobilités imposées, déménagements géographiques…) dont un des objectifs est de mettre en obsolescence les savoirs et expériences de façon à désamorcer toute légitimité des salariés à contribuer à la définition de leur propre travail.

Mais j’ai été également confrontée à une question qui revenait sans cesse : « comment faire évoluer la situation ? Comment sortir de cette impasse ? « Une question que l’on me posait dans mes interventions et que je me posais à moi-même. Certes, il y a des réponses toute faites, abolir le salariat et le système capitaliste. Mais doit-on, peut-on attendre jusque là et notre société y est elle prête ? N’y a-t-il pas d’autres marches à suivre susceptibles d’arracher un consensus ?

Dans mes enquêtes, il m’était apparu qu’un élément déterminant faisait obstacle à toute réelle évolution : le lien de subordination inscrit dans le contrat salarial qui contrai tout salarié à obéir strictement à son supérieur hiérarchique. Cette subordination était bien présente durant les Trente Glorieuses (les trente années d’après-guerre) mais elle était vécue de façon collective et donc relativement estompée derrière la capacité des collectif informels des salariés se constituer en acteur collectif pour instaurer un micro rapport de forces ; désormais  avec l’individualisation, elle est de plus en plus ressentie sur un plan personnel et enferme chacun dans un sentiment d’impuissance, un sentiment de précarité subjective. Toute manifestation d’une critique, d’une remise en cause des décisions hiérarchiques et des critères imposés d’accomplissement du travail, peut mettre en difficulté, en danger car elle peut s’interpréter comme une faute professionnelle justifiant un licenciement. Le lien de subordination représente ainsi une sorte d’assurance vie pour les promoteurs de ce nouveau modèle managérial prétendant répondre, par ailleurs, aux aspirations les plus profondes des salariés, en l’occurrence leurs besoins de se réaliser dans leur travail et d’être reconnus.

Bizarrement le lien de subordination est une dimension du travail salarié peu analysée, peu discutée et relativement ignorée par les organisations syndicales elles-mêmes. C’est pourtant une dimension totalement archaïque et contraire aux principes de notre société où nul n’est censé appartenir à personne. Elle constitue pourtant un frein à toute évolution, transformation des organisations du travail à un moment où, pourtant, il s’agit de changer non seulement pour améliorer la qualité du travail, mais aussi pour préserver les ressources de notre planète.

D’où ce sentiment d’une urgence à mettre en évidence les effets néfastes de ce lien de subordination qui étouffe toute possibilité de remise en cause d’un modèle managérial néfaste et dangereux et à convaincre qu’une fois libérés de ce lien les salariés pourront, grâce à la délibération collective, influer positivement sur leur travail dans le cadre d’un contrat d’engagement réciproque. Sentiment d’une urgence aussi à mettre en évidence que toutes les « réformes » managériales (de la mise en place des « DRH de la bienveillance et du bonheur » aux « entreprises libérées ») censées apporter des solutions aux dysfonctionnements du modèle s’appuient toutes sur un contrat salarial qui ne remet pas en cause le lien de subordination….

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

p269

« Supprimer le lien de subordination : un impératif de survie

Le travail est une des dimensions essentielles des rapports sociaux, et pose comme enjeu collectif fondamental la protection et le respect des travailleurs, des consommateurs et usagers, ainsi que de notre planète. Or le lien de subordination inscrit dans le salariat dénature cette protection et ce respect du fait de la domination sans limite qu’il permet à l’employeur.

Le lien de subordination dévoie le sens du travail car il permet « légitimement » à l’employeur de s’en emparer, de le privatiser de le mettre sous son emprise. La Déclaration de Philadelphie donne pour objectif « aux différentes nations du monde » que les travailleurs soient employés « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habilité et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » rappelle Alain Supiot (2019) .. Mais le lien de subordination assure le droit aux employeurs de ne pas s’encombrer de cette Déclaration et d’imposer unilatéralement aux salariés la finalité, et les méthodes de travail jugés les plus efficaces au prisme de la rationalité économique dominante. Alors ne peut-on imaginer un salariat sans subordination ? » (Linhart, 2017).

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

D.L. : Les tendances positives qui émergent à, je les vois du côté de certains jeunes qui remettent en question la finalité et les critères de performance d’entreprises qui ne prennent pas véritablement en compte les exigences écologiques, de ces jeunes qui au sortir d’écoles de management, de commerce ou de haute technicité (comme Polytechnique, les Mines, Centrale), n’acceptent pas l’idée de faire carrière comme leurs ainés et décident que la réussite de leur vie professionnelle correspond à une activité qui fait sens pour eux. Ils se tournent vers des activités manuelles comme cuisiniers, boulangers, pâtissiers qui leur permettent de faire bio et local, vers des associations agricoles, des ONG, de l’humanitaire, etc. L’idée de faire leur place en tant que managers dans les entreprises les plus réputées, de voir leur salaire augmenter au fur et à mesure de leurs promotions ne les stimule aucunement ; plus encore ils remettent publiquement en cause l’enseignement qu’ils ont reçu dans leurs grandes écoles et qui ne correspond plus selon eux aux enjeux fondamentaux de notre société. Le fait que de futurs managers tournent le dos à ce que le système et le modèle managérial ont prévu pour eux me semble particulièrement intéressant. Probablement plus que la tendance d’autres jeunes, moins favorisés, de fuir le salariat, pour se tourner vers l’auto entrepreneuriat, le free lance et travailler avec les plateformes d’ubérisation, dans la mesure où ils ne remettent pas vraiment en question le sens, la finalité de leur travail mais cherchent à éviter certains aspects, les plus difficiles pour eux, du salariat, sans gagner véritablement en autonomie.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

D.L. : S’autoriser à donner un conseil aux lecteurs est bien présomptueux. Mais ce que je souhaiterai peut-être dire, c’est qu’en France l’opinion publique a été particulièrement travaillée sur le thème de la frilosité des Français par rapport au travail, et ce à rebours de la réalité. En 1994, une émission sur la chaine de télévision A2 mettait en scène Yves Montand qui martelait que la crise arrivait au bon moment pour rappeler aux français qu’il fallait se retrousser les manches et se remettre au travail, qui martelait en qu’en France, (comme l’écrivait d’ailleurs François de Closets, journaliste très renommé, dans son livre « Toujours plus ») nous avions trop de protections, de privilèges, de protections. Le premier ministre Raffarin au cours d’un discours prononcé au Québec, invita les Français à ne pas considérer que la France était un grand Luna Park et qu’il fallait penser à travailler. Quant à Nicolas Sarkozy, il a fait sa campagne présidentielle sur le slogan de la réhabilitation de la valeur travail. Comme si les Français n’étaient pas véritablement engagés dans le travail. Des enquêtes européennes montrent que pour les Français, l’activité professionnelle est particulièrement importante, qu’elle est constitutive de leur identité sociale, même s’ils se sentent frustrés par rapport à la hauteur de leurs attentes, les travaux comparatifs de Philippe d’Iribarne, montrent que les Français travaillent selon la logique de l’honneur alors que dans d’autres pays domine la logique contractuelle. La souffrance est là qui traduit l’impossibilité de faire du beau travail, du vrai travail, du travail qui ait du sens et une utilité sociale. La souffrance est là qui traduit les dégâts de l’intensification du travail, de sa rentabilisation à outrance, du diktat des démarches comptables, et du règne du chiffre, qui traduit aussi le poids de la subordination qui autorise le harcèlement moral et les pressions.

Tout cela pour dire qu’en France nous ne nous sentons pas autorisés à critiquer vraiment le travail car on nous renvoie toujours à cette image d’une France paresseuse avec les 35 heures, un contingent excessif de fonctionnaires surprotégés, un code du travail obèse etc….

Et de cela nous devrions chercher à nous émanciper pour avoir une possibilité d’action collective sur le monde du travail.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

D.L. : Je m’intéresse actuellement au rapport au travail des jeunes et à ce qui constitue un travail qui vaut la peine.

 

Merci Danièle Linhart

Merci Bertrand Jouvenot

 

Le livre : L’insoutenable subordination des salariés, Danièle Linhart, Eres, 2021.

 

Danièle Linhart est sociologue et travaille sur l’évolution du travail et de l’emploi. Elle est directrice de recherche au CNRS et a été professeure à l’Université Paris-Nanterre.