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Les êtres humains sont capables de l’extraordinaire dans les pires difficultés

Le leadership n’est pas inné, mais peut être acquis et cultivé par l’empathie, l’inspiration, et surtout par la création des conditions favorables à l’éclosion du meilleur en chaque individu. Le Général Vincent Desportes en a fait l’expérience et nous le raconte dans son livre Devenir leader (Odile Jacob). Interview.

 

Bonjour Général Vincent Desportes, pourquoi avoir écrit ce livre … maintenant

Général Vincent Desportes : de ce livre m’est apparu comme une nécessité, finalement comme une conséquence de ma vocation militaire. En effet, elle est née de ma passion pour la France mais autant de ma foi dans l’homme. Pendant trois décennies j’ai dirigé dans des situations très diverses, et souvent dans la crise puisqu’elle est l’essence même du métier des soldats. En mille occasions, j’ai constaté combien les êtres humains, du plus distingué au plus humble, du plus savant au moins éduqué, sont capables de l’extraordinaire dans les pires difficultés comme accepter par exemple que la vie de leur camarade soit plus importante que la leur. Ils peuvent le meilleur si les circonstances le favorisent : c’est la première certitude de ma pratique du commandement. La seconde, c’est que le rôle essentiel du dirigeant est justement de façonner les circonstances qui donnent toutes leurs chances aux compétences, aux loyautés, aux engagements, aux initiatives.

Ces convictions, et d’autres, forgées d’expériences, de réflexions et d’échanges, j’ai voulu les partager avec le plus grand nombre de dirigeants ou de futurs dirigeants parce que nous sommes à une époque de doute, de scepticisme et je crois fermement que nous devons regarder au-delà des difficultés et des troubles du moment en nous appuyant sur la confiance dans l’homme : il est capable du meilleur, toujours …  et du pire parfois. C’est le leader qui fera la différence s’il dirige en confiance, en espérance mais sans naïveté.

 

Une page de votre livre, ou un passage qui vous représente le mieux ?

Général Vincent Desportes : Difficile de choisir ! Ce livre condense mon expérience de dizaines d’années de direction des femmes et des hommes qui m’ont été confiés : il est moi. Je choisis ce passage parce qu’il correspond à l’une de mes certitudes : le chef est celui qui « crée les conditions ». Le chef, qu’il soit stratège ou leader (et en fait il ne peut être le premier sans être aussi le second) est d’abord un « créateur de conditions », celles dont émergeront les résultats – stratégiques ou en termes d’engagement des collaborateurs – qu’il recherche. En stratégie comme en leadership, il n’y a pas de « résultats » : il n’existe que des « résultantes »

« Motiver », « Donner du sens » ? Cessons de rêver : impossible. Les préceptes sont moins importants que la capacité de l’audience à les entendre : il faut en créer les conditions. En ce qui concerne la direction des femmes et des hommes, êtres fondamentalement libres, le préfixe qui compte, c’est le préfixe « AUTO ».

N’espérez pas motiver vos collaborateurs, ce qu’il faut créer c’est leur « auto-motivation ». Cessez de vouloirs les responsabiliser : ce qui conduira au succès, c’est leur « auto-responsabilisation » : ils doivent se sentir co-responsables du succès collectif ! Ce à quoi vous devez parvenir, c’est à « l’auto-engagement », à « l’auto-initiative », à « l’auto-mobilisation » etc. Vous devez donc créer le désir de la responsabilisation, de l’initiative etc. et devenir, selon l’expression interpelante du philosophe André Comte-Sponville « des professionnels du désir des salariés »[1] ! Votre leadership ne doit pas exclure la raison, bien sûr, mais ne pas s’en contenter : vous ne devez pas oublier que les processus cognitifs, loin de reposer sur la seule « raison pure » pour parler comme Emmanuel Kant, sont intimement liés aux processus émotionnels : en termes de leadership, mieux vaut privilégier Pascal à Descartes et admettre avec le premier que « le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas. » Dans son remarquable ouvrage Corps et âme, Nicolas Zeller médecin-colonel des forces spéciales ayant vécu avec ses frères d’arme des situations opérationnelles d’une exceptionnelle intensité et confronté sans cesse à la mort, le constate : « le désir est essentiel, écrit-il. Il provoque la volonté de ses mettre en mouvement et le courage face à l’adversité. »[2]

Face à la complexité, l’humain ne constitue pas la faiblesse des organisations mais, au contraire, leur facteur d’excellence. Les hommes sont comme on les considère : considérez a priori que ce sont des « gens bien ». Si je pense qu’ils peuvent « faire la différence », ils la feront. Il faut donc sans cesse investir en leur intelligence, faire confiance à leur ingéniosité en développant leur autonomie. Vous aurez ainsi créé les conditions : vos collaborateurs exerceront leur jugement, arbitreront entre des nécessités complexes, trouveront des solutions innovantes pour régler les problèmes nouveaux. Disposant de responsables autonomes à chaque niveau, vous aurez transformé la machine stupide, alignée de force et rétive, en une entité intelligente, auto-engagée et naturellement adaptative, une organisation convergente.

Il n’est de leader qui ne soit aussi alchimiste puisque son rôle est de fusionner une masse d’individualités en un collectif d’hommes et de femmes cherchant à façonner solidairement le présent pour l’amener vers un futur désirable. Voilà qui définit votre objectif : créer les conditions de cet avènement qui suppose à la fois l’autonomie et la solidarité. Votre but est de parvenir à la CONVERGENCE et à l’ENGAGEMENT : Nous allons réfléchir ensemble.

Alors, comme dans les armées – de Terre en particulier – vous verrez des hommes ordinaires (qu’ils le sont chez nous, ces futures recrues qui, souvent rejetées de leurs familles, de l’éducation et de l’entreprise, viennent en désespoir de cause frapper à la porte de la caserne … et nous les accueillons à bras ouvert !), vous verrez donc des hommes ordinaires réaliser des choses extraordinaires. Ils le font sous l’uniforme, oubliant jusqu’à leur intérêt personnel, même la nécessité primaire de leur survie, pour réaliser des exploits impensables comme prendre des risques mortels pour une idée qui les dépasse ou, plus concrètement, sauver un camarade pris sous le feu. Ce que peut l’homme, c’est ce qu’il veut : au leader de façonner cette volonté. »

 

Les tendances auxquelles vous croyez le plus ?

Général Vincent Desportes : Une tendance claire, en termes de direction des êtres humains, est l’effacement de la légalité derrière le concept de légitimité. Non que la première ne soit pas importante, mais elle est très insuffisante pour déclencher l’engagement. Je pense donc que, de plus en plus, c’est l’autorité de conviction qui permettra l’efficacité des groupes humains, donc des entreprises. J’ai publié de nombreux livres de stratégie mais mon expérience personnelle et l’observation du monde m’ont depuis longtemps persuadé que la stratégie n’était rien si elle n’était conjuguée à un leadership de qualité. Être stratège, c’est en effet concevoir un futur et tracer le chemin qui y conduit mais c’est aussi faire vouloir ce futur à ceux qui le construiront. La stratégie, en quelque sorte, c’est « vouloir et faire vouloir». Non pas imposer, mais « faire vouloir » … donc convaincre ! Jeune officier, j’ai cru longtemps que ma position – mon autorité légale en quelque sorte – et ma compétence suffisaient à entraîner l’adhésion des hommes qui m’étaient confiés. Je m’efforçais donc de parler à leur raison, mais j’ai vite déchanté : je devais convaincre, certes, mais beaucoup moins les cerveaux que les cœurs. J’ai compris que ce qui comptait pour un leader, c’était moins l’autorité « de référence », légalisée par quelque nomination, ou l’autorité « d’expertise », également indispensable mais tout aussi insuffisante.

S’agissant d’une organisation vivante constituée d’hommes libres, vous ne pouvez baser votre ascendant sur ces deux seuls premiers types d’autorité s’ils ne s’appuient sur un troisième, l’autorité de conviction. Car ce ne sont pas les corps qui obéissent. Ce ne sont pas non plus les esprits, ce sont les cœurs : la bonne subordination est naturelle, elle ne s’impose pas, elle se donne.  Les cœurs donc, au cœur même de l’autorité de conviction ! Sans votre capacité à savoir lire puis capter ces derniers, à produire une obéissance d’instinct, naturelle, ni votre autorité de référence, ni votre autorité d’expertise ne survivent longtemps aux difficultés. Cette autorité de conviction donne sa force à l’organisation, crée le collectif par la vision partagée.

Élevant les considérations individuelles, capable de fédérer les énergies vers un horizon commun en couplant l’individuel et le collectif, elle sait soulever les montagnes pour conduire les hommes et les femmes vers les plaines fertiles. Finalement, l’autorité qui fonctionne est celle qui engendre « la discipline librement consentie » – au service d’une cause partagée et de l’intérêt de chacun – selon la belle expression militaire : elle est choisie par celui qui l’accepte, mais on ne peut l’imposer. Il faut donc convaincre, pour engager : « convaincre pour vaincre » disent les militaires. Goethe disait : « Il reste toujours assez de force à chacun pour accomplir ce dont il est convaincu. »

D’ailleurs, celui qui exerce le pouvoir dans l’organisation est rarement celui qui le détient légalement mais plutôt celui dont la force de conviction l’emporte, celui qui sait parler non seulement aux esprits mais aussi aux cœurs, voire aux tripes. Aujourd’hui, l’autorité qui fonctionne est l’autorité de conviction, celle qui reconnait l’affect comme le plus puissant moteur de l’activité humaine. Ceux qui se sont frottés à l’exercice du leadership, le savent : l’autorité du chef, comme sa crédibilité et sa légitimité, est celle que les autres lui reconnaissent.

 

Quel conseil aimeriez-vous donner à un dirigeant ?

Général Vincent Desportes : Il faut accepter la réalité telle qu’elle est, en particulier la nature de l’être humain et l’incapacité de l’action à se dérouler comme prévu. Général ou champion sportif, le stratège est celui qui a tout anticipé, mais celui qui sait adapter ses anticipations … La stratégie n’est pas un exercice purement intellectuel mais un art du réel sur lequel elle se construit et dans lequel elle doit « délivrer ». Ainsi, elle n’a que deux certitudes. La première est qu’elle ne peut avoir accès à la complétude de la connaissance : l’univers stratégique est constitué de milliards de variables et d’interconnections entre ces dernières. Impossible de les connaître toutes ou d’interpréter correctement la profusion des signes qu’elles émettent : la décision stratégique ne peut donc être qu’imparfaite. La deuxième certitude est que la stratégie se développe dans un monde en permanente création et qui réagit en continu à chaque décision prise. L’univers stratégique – un univers humain fait de confrontations de volontés – est probabiliste et interactif par nature ; il est un monde de vagues et de contre-vagues dans lequel « aucun plan ne résiste au premier coup de canon » suivant l’expression du général prussien Helmut von Moltke. Il n’y a aucun espoir d’échapper à la divergence entre le plan et son exécution : cette incontournable nécessité de l’adaptation s’impose au stratège qui ne peut y faire face … que par le leadership !

Ainsi, tout au long du déroulement de son projet stratégique, le problème du stratège n’est pas de se tenir coûte que coûte à son plan mais de l’adapter en continu aux évolutions des circonstances qui pour bonne part se façonnent en réaction à ses propres décisions. La stratégie ne peut se résumer à un exercice de prévision, un plan dont la perfection initiale rendrait l’exécution parfaite, mais un processus d’adaptation, engageant tout un collectif vers le même but. Le stratège n’est pas celui qui a tout prévu – mortifère ambition ! – mais celui qui admet qu’il ne peut tout prévoir et que son succès suppose l’adaptation humaine forgée par le leadership, le collectif s’avérant un puissant outil d’adaptation.

 

Dans votre ouvrage, vous insistez beaucoup sur « la délégation à rebours » …

Général Vincent Desportes : Elle est une simple conséquence du constat précédent ! L’action stratégique est toujours une conjonction de l’intentionnel – relevant donc de la prévision et de la planification – et des opportunités ou difficultés, imprévues par nature. L’art consiste donc à intégrer ces dernières au premier pour en produire la meilleure efficacité ce qui, dès que la taille de l’organisation dépasse quelques individus, ne peut se faire au seul niveau de la direction supérieure. Le processus d’intégration doit être délégué à tous par la répartition du droit à l’initiative ; c’est le principe du « leadership distribué », les responsables autonomes se retrouvant en responsabilité à tous les niveaux.

Trop de modèles opérationnels sont basés sur la conviction qu’une organisation humaine progressant dans un futur en construction peut être traitée comme une machine et que, si les directives sont bien données, l’action les suivra. C’est évidemment faux. Il ne s’agit pas de spécifier des modes opératoires pour spécifier comment l’activité doit être faite, ni de décrire la totalité des processus mais plutôt de donner un ensemble d’orientations, de dégager de façon globale des principes qui vont guider des choix. Les voies de l’exécution ne doivent donc être définies que pour autant que la coordination d’ensemble l’exige, de manière à développer autonomie et coopération : le leader ne peut plus être un marionnettiste omniscient, concevant dans sa tour d’ivoire sa brillante stratégie et diffusant des ordres aussi précis que comminatoires.

Une fois établies les glissières de sécurité propres à guider les subordonnés voire à les arrêter au bord du ravin, doit s’appliquer une sorte de délégation non « top-down » mais « bottom up », du bas vers le haut, que certains ont effectivement appelé « la délégation à rebours ». Cette subsidiarité accorde aux subordonnés de juger par eux-mêmes de ce dont ils doivent décider et de ne référer à l’autorité supérieure que lorsqu’ils estiment eux-mêmes ne plus avoir la compétence ou la légitimité pour le faire.

Au fond, le leader est un orchestrateur de compétences. Il doit pratiquer le leadership modeste et demeurez fidèle à la vieille règle militaire : « le mieux commander, c’est le moins commander ». L’ambition du leader doit être de commander par exception, et seulement pour faire cesser cette nécessité : celui qui, à chaque instant, devrait donner des ordres serait un bien piètre chef. Il faut avoir le courage de manager par émergence !

 

Vous conseillez également au vrai leader de savoir minimiser son rôle ?

Général Vincent Desportes : Je dirais plutôt que le leader doit créer les conditions propres à tirer le meilleur de la richesse humaine qui lui a été confiée. Voilà son rôle. Une fois la conception arrêtée (ambition et chemin), il doit faire en sorte que chacun s’engage vers l’objectif commun et adapte en continu et en convergence les directives reçues … mais qui ont été conçues à partir de données déjà obsolètes ! L’efficacité de l’exécution suppose donc que chacun puisse tout faire à son niveau pour que cela fonctionne. « L’initiative est la forme la plus aboutie de la discipline » disait le général Lagarde, ancien chef d’état-major de l’armée de Terre. Le rôle du chef apparaît donc comme celui d’inciter, de favoriser, d’encadrer et d’orienter l’initiative.

Il ne s’agit pas de « déconcentrer », c’est-à-dire rapprocher le pouvoir central de la base mais sans délégation, mais de « décentraliser » la décision, c’est-à-dire déléguer la prise de décision à ceux qui sont au contact des réalités, donc de respecter le principe de subsidiarité en favorisant la capacité d’initiative des subordonnés. D’ailleurs, même si cela est contre-instinctif, plus les circonstances sont évolutives, plus bas doit être le niveau de décision et donc davantage doit s’appliquer – en confiance – le principe de subsidiarité accordant aux subordonnés l’autorité qui n’est pas expressément réservée aux échelons supérieurs.

Le vrai rôle du chef est de se préoccuper « du coup d’après », de l’avenir que sa fonction est de créer. Pour autant, il ne peut considérer les conditions de la mise en œuvre de ses décisions comme secondaires, puisque ce qui vaut in fine, c’est le résultat, donc autant l’exécution que la conception : « les plans ne valent que par la manière dont ils sont exécutés » disait Foch, Au leader donc de considérer les femmes et les hommes qui lui sont confiés comme ceux dont dépend son ambition, ce rêve qui se réalise à force d’avoir été voulu par tous.

 

Vous avez déjà de nouveaux projets d’écriture ?

Général Vincent Desportes : Bien sûr, et je vais revenir probablement très vite à l’une de mes passions, les relations internationales : la guerre en Ukraine va totalement modifier le monde dans lequel nous vivons et peu s’en rendent compte. J’ai dans ce domaine des idées que je voudrais communiquer.

Mais l’essentiel pour moi, après avoir écrit une dizaine d’ouvrages, était de réaliser la trilogie que je viens d’achever. Ce dernier ouvrage, « Devenez leader » est en effet la dernière pierre d’un édifice. Première pierre, « Entrer en stratégie » publié il y a trois ans chez Robert Laffont. Ce livre répond à une question : quelle est la nature profonde de l’univers dans lequel le stratège doit produire de l’efficacité. Deuxième pierre, « Visez le sommet, pour réussir devenez stratège » publié chez Denoël. Il répond à une question : comment faire de la stratégie un outil facile pour produire de l’efficacité stratégique. « Devenez leader », la troisième pierre, est ma façon de prendre à bras le corps une évidence : la stratégie est consubstantiellement humaine. Elle est pensée par des êtres humains, pour des êtres humains ; elle est mise en œuvre par des êtres humains, au milieu, avec ou contre, d’autres êtres humains. Bref, sans capacité du stratège à comprendre ce qu’est un être humain, s’il n’est pas un bon leader, il ne peut être un bon stratège. Pas de stratégie sans leadership …  et tout le monde (ou presque !) peut devenir leader. Mon livre donne les clefs essentielles pour y parvenir.

 

Merci Général Vincent Desportes

 

Merci Bertrand Jouvenot

 

Le livre : Devenez leader, Vincent Desportes, Odile Jacob, 2023.

[1] Conférence TILT (Youtube) 29.06.2021

[2] Zeller, p.219