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Le véritable ennemi de l’innovation, n’est pas le sceptique mais le cynique

Une innovation qui reste dans un tiroir… reste dans un tiroir. Mais pour l’en sortir, encore faut-il lever les freins et balayer les idées reçues qui entourent l’innovation. Parmi ceux-ci, comprendre qu’innover ne se fait pas tout seul. Il existe même des profils complémentaires à réunir dans une même pièce pour la stimuler. A la question : « est-il possible d’encore aborder l’innovation sous un angle innovant ? », Fred Colantonio, répond oui dans son livre Innover à tous les coups. Interview.

 

Bonjour Fred Colantonio, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Fred Colantonio : Innover est criant d’actualité puisque les thématiques auxquelles l’humanité est confrontée sont constituées de nouveaux paramètres, tels que l’approche multimodale (exit le modèle « une seule cause, un seul effet ») et la rapidité des mutations (bienvenue dans l’ère du « sitôt identifié, déjà dépassé »).

Il m’a donc paru utile de reposer les bases de l’innovation, guidé par 3 leitmotivs :
Innover, c’est surtout une façon d’envisager une situation, un problème ou un contexte donné, plus qu’un ensemble de compétences techniques réservées à des geeks.
Innover s’apparente plus à une valse faite de mouvements et d’allers-retours qu’un processus fait d’une succession d’étapes à suivre dans un ordre donné.
Tout va plus vite, certes. Cependant, même pour l’innovation, il existe des éléments invariables, stables dans la durée, sur lesquels prendre appui.

L’Histoire de l’humanité est un vaste récit d’innovations. Voilà qui peut paraître contre-intuitif, et pourtant : de la bipédie à la maîtrise du feu en passant par les grandes conquêtes ou la technologisation de la société, le fonctionnement de l’être humain est étroitement lié à sa capacité à innover pour faire évoluer l’environnement qui l’entoure, les outils qu’il utilise et les relations qu’il entretient avec les autres.

Contrairement à la croyance répandue, innover est un sujet intimement humain. Sans innovation, nous serions toujours dans une grotte à craindre les bruits extérieurs. C’est ce goût pour l’aventure, la découverte, l’inconnu, qui pousse certain·e·s d’entre nous à repousser les murs et faire bouger les lignes qui m’a fasciné, autour de 2 questions-clés : qu’est-ce qui fait que certain·e·s d’entre nous semblent innover comme s’il s’agissait d’une seconde nature (exemple : Thomas Edison, titulaire de 1093 brevets) ? Par ailleurs, est-ce une démarche réservée à une élite ou, au contraire, accessible à tous ?

J’ai découvert que, loin d’une prédisposition innée, les innovateurs sont des personnes qui présentent des caractéristiques partagées, notamment la curiosité, l’obsession des détails, la consignation d’informations sans rapport entre elles de prime abord, la capacité à faire un pari positif sur l’avenir et la faculté à tester en permanence plusieurs hypothèses. Ce sont ces éléments d’état d’esprit et de comportements que je partage, afin de stimuler la capacité de chacun·e à créer la surprise en pensant différemment, agissant autrement ou en concrétisant ce qui peut l’être.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

F.C. : La 3e partie du livre est consacrée à la présentation détaillée de ce que j’ai appelé le « quadrant des profils innovants » : il s’agit du portrait-robot de 4 préférences comportementales complémentaires pour constituer une équipe capable d’innover. Même si vous travaillez seul·e, vous devez disposer, dans votre entourage, de personnes qui présentent les caractéristiques qui vont compléter vos schémas de pensées et votre fonctionnement propre.

C’est une erreur courante : on s’associe vite avec des personnes dont la conception du monde et l’univers mental sont similaires aux nôtres. Confortable, mais pas le plus propice à faire jaillir de nouvelles perspectives ni dégager des marges de manœuvre inédites. Pire, c’est un danger lorsque le renforcement de notre vision crée des angles morts, en nous faisant passer à côté d’éléments fondamentaux que nous n’avons pas vu, non par manque d’intelligence ou de réflexion, mais parce que nous sommes soumis à l’exercice exacerbé des biais cognitifs (notamment le biais de vision tubulaire, qui réduit le champ de perception en éliminant tous les signaux périphériques, et le biais de confirmation d’hypothèse, qui favorise le renforcement d’un postulat initial – possiblement faux — au détriment d’alternatives porteuses).

Les 4 personnalités qui composent le quadrant des profils innovants sont :

Créatif : celles et ceux dont la force principale est de produire les idées sont nécessaires dans une équipe qui veut innover. Dans toutes les situations, ils ont toujours un lapin dans leur chapeau pour éviter la page blanche, les blocages et les culs-de-sac. S’il est évident, ce n’est pas un rôle facile pour autant : par leur posture en décalage avec la norme, ils peuvent être stigmatisés et laissés de côté, écartés des réunions clés ou des prises de décision. Il leur appartient de travailler à la présentation la plus compréhensible possible de ce qu’ils ont en tête, afin de faciliter l’adhésion des autres.

Aventurier : celui ou celle qui fédère autour d’une idée — souvent celle du créatif donc — et oriente l’énergie des parties prenantes (équipe, clients, investisseurs, partenaires…) tient un rôle crucial. Ce sont souvent ici que se retrouvent les grandes figures de l’entrepreneuriat. En effet, les Bezos, Jobs, Musk et autres Branson sont régulièrement associés au profil créatif, à tort : s’ils portent une vision pour leur entreprise ou pour le monde, les idées concrètes de produits ou de services qui font leur succès viennent souvent des créatifs et ingénieux dont ils s’entourent. Il n’empêche que ce rôle de moteur, de leader et de « vendeur » de l’innovation est central pour réussir.

Ingénieux : celui ou celle qui va trouver la façon de faire, le bon procédé est le plus prisé. Il va relever le défi d’un point de vue technique. Donnez-lui un os à ronger, un casse-tête à résoudre, et vous faites son bonheur. Ce sont souvent celles et ceux qui passent des heures à démonter et remonter des appareils électriques et les geeks. À leur manière, les ingénieux sont aussi créatifs, mais c’est dans la recherche de solutions et façons de procéder qu’ils sont les plus performants. Ce sont les talents les plus recherchés car leurs compétences propres sont les plus pointues. Les garder implique de les alimenter en permanence de projets stimulants.

Sceptique : il ou elle a aussi sa place. Le sceptique prend l’innovation par l’angle du risque, du questionnement. Avocat du diable, il interroge l’idée ou l’intention de départ afin de vérifier sa faisabilité, sa correspondance avec la raison d’être de l’organisation ou encore son bien-fondé. L’opposant à l’innovation, ce n’est pas lui, car sa finalité demeure constructive, même s’il donne parfois l’impression de jouer au rabat-joie. Son intention est de sécuriser le projet et les personnes, toujours dans l’intention d’aboutir. C’est le grand incompris du tableau, surtout quand il est moins habile pour communiquer ses réflexions à contre-courant de l’enthousiasme contagieux des autres.

Le vrai adversaire de l’innovation n’est pas le sceptique. Imaginez qu’on se prive de ses précautions : une joyeuse bande d’agités du bocal mettent en action des aventuriers qui mobilisent les énergies et ressources de tous, notamment des ingénieux… sans savoir si les choses avancent dans la bonne direction, si les projets sont alignés avec l’ADN de l’organisation, ou encore au mépris de signaux de danger évidents.

Non, le véritable ennemi d’une culture de l’innovation, c’est le cynique. Le désillusionné. Celui ou celle qui affiche publiquement qu’il faut changer et avancer mais qui, secrètement, voudrait que rien ne bouge. Sclérosées, ces personnes désenchantées sont les poisons qui empêchent toute organisation humaine de rester vivante.

Cette partie du livre, présentée ici en substance, me représente pour deux raisons :
D’une part, il s’agit d’un apport qui m’est propre, construit au départ des nombreuses années passées à accompagner des entreprises et des leaders qui veulent innover et se réinventer, ainsi que des recherches que j’ai pu mener et conférences livrées sur le sujet.
D’autre part, elle relie à ma formation initiale. En effet, c’est le métier du criminologue que de comprendre et expliquer les comportements humains, en les décortiquant, les analysant et les modélisant. Depuis plus de 15 ans, je me concentre, non plus sur des constructions de déviance et de délinquance (ce qui conduit un individu à sortir du rang pour de mauvaises raisons), mais sur des modèles de réussite, à savoir tout ce qui pousse une personne à sortir du lot pour créer l’heureuse surprise. Innover rejoint cet aspect : chacun·e d’entre nous peut, à un moment ou à un autre, déjouer les pronostics et concrétiser une idée inattendue, un projet sous-estimé ou un procédé inédit.

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

F.C. : Préférant m’inscrire dans une démarche structurelle et rechercher les grands invariants, je ne suis pas un spécialiste de la conjoncture. Ce que je constate, c’est l’organisation d’un nombre grandissant d’individus en micro-réseaux de professionnels. Ce n’est pas neuf, mais la crise a amplifié ce phénomène d’auto-organisation. De véritables noyaux de relations professionnelles émergent, constitués autour d’un projet partagé (un nouveau produit ou service, imaginé pendant la crise, par exemple), d’un dossier client (une collaboration spécifique ou une volonté d’alliance stratégique) ou encore de valeurs communes (entraide et solidarité, ambition, intelligence collective). Ils tirent pleinement parti du numérique et du contexte de crise sanitaire pour déjouer la difficulté à se rencontrer ou à se déplacer pour collaborer. Ce mouvement n’est pas neuf, mais il prend un essor dont on ne mesure pas encore l’ampleur, et qui me paraît sous-représenté dans les discussions actuelles.

Dans la même lignée, de nombreuses initiatives voient le jour. Certaines sont solidaires (des restaurateurs qui mettent à disposition leur espace inutilisable — vu l’interdiction incompréhensible qui leur est faite d’exercer — aux policiers qui distribuent des repas à des étudiants). D’autres sont plus transgressives (comme les rassemblements « sous le radar » de personnes en période de confinement). Comme le formulait Coluche : « Je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire. » Je constate juste que ces exemples témoignent de la capacité viscérale de l’être humain à se réorganiser en fonction des contraintes. Ces initiatives apportent une démonstration probante à l’hypothèse de départ : nous avons tous la capacité à créer la surprise (bonne ou mauvaise) et c’est souvent sous la contrainte que cette possibilité s’exprime le mieux.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

F.C. : C’est un autre enseignement que je partage dans le livre : en écho au paragraphe précédent, innover survient le mieux sous la contrainte. En effet, un cadre totalement débridé, sans repère ni balise, et sans nécessité de trouver une alternative ou de produire du nouveau, est peu propice pour l’innovation qui demande un périmètre d’expression un minimum défini et balisé.

L’entreprise LEGO — un des nombreux exemples que je relate souvent — constitue l’un des meilleurs exemples de ce point de vue : le géant danois du jouet a traversé une zone de franche turbulence dans les années 90. Après une période faste dans les années 80, LEGO grandit, se diversifie, lance des tas de chantiers et innove de manière déstructurée.

Gammes de produits décevantes, cafouillages organisationnels, flou des lignes stratégiques et directrices : la situation dégénère. Prise de vitesse par l’industrie du jeu vidéo dont la naissance et la croissance sont galopantes, LEGO épuise sa fortune « au rythme de presque un demi-million de dollars par jour, tous les jours pendant dix ans. »

Proche de la faillite, l’entreprise sort de l’ornière en resserrant les rangs : redéfinition d’une vision et d’un positionnement clairs, limitation des dérives et des ballottements managériaux, fixation d’objectifs et de balises de progression (exemple : pièces réutilisables dans plusieurs modèles et non plus à usage unique, marge minimale à atteindre par produit proposé, élargissement à une clientèle supérieure, comme le permet la gamme Architecture…) L’entreprise se réorganise en posant un cadre… contraignant, qui force l’ingéniosité et l’optimisation de fonctionnement en mobilisant les meilleures ressources de chacun autour de la table.

Ces démarches ont permis à LEGO de remonter la pente en se recentrant sur son ADN, que je décris comme « Atout Différenciant Naturel » : là où une organisation ou un individu produit le maximum d’impact en fournissant le minimum d’effort. L’entreprise a redéfini ses champs d’exploration, s’est focalisée sur ses clients et a fixé des objectifs de production et de rentabilité clairs. Ces initiatives lui ont permis de revenir en grâce et détrôner le numéro 1 mondial du jouet, l’américain Mattel.

Mon conseil est donc le suivant : quel que soit votre contexte ou l’entreprise dans laquelle vous travaillez, veillez à créer un terrain de jeu propice à l’expression des idées, à l’expérimentation et à la concrétisation de projets, même s’ils sont à première vue inutiles ou éloignés de votre champ habituel de compréhension ou d’action. Seul un cadre balisé permet de libérer la pleine expression du potentiel innovant d’une équipe et la réalisation de produits, services ou procédés réellement différenciants.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

F.C. : De manière générale, l’être humain, son rapport aux autres, à son environnement et aux outils qu’il utilise, sont des sources d’inspiration inépuisables. Aucun risque de m’ennuyer donc 

Plus concrètement, depuis plusieurs mois, nous travaillons en équipe sur un testing de personnalité au nom de code de « Innovativity ». Il permettra à celui ou celle qui le passe de mieux cerner sa tendance d’innovateur et son approche de l’innovation, avec deux penchants :
Sa tendance dominante, c’est-à-dire sa façon habituelle d’agir et se comporter.
Son « ascendant », à savoir son mode de fonctionnement minoritaire, qui s’active uniquement dans certains contextes et selon certaines circonstances.

Il est super utile de connaître tout à la fois notre mode de fonctionnement courant, pour aller plus loin et raffiner ce qui fait nos forces ET notre façon d’agir plus marginale, complémentaire. Nous avons pu constater depuis une dizaine d’années par l’expérience d’accompagnement, les conférences et le livre que les personnes qui parviennent à se développer et rayonner mobilisent et exploitent plus, plus souvent et plus volontiers, même sans en avoir conscience, ces deux volets de leur attitude.

Nous souhaitons, pour ces personnes, les conforter et leur permettre d’activer plus facilement et plus vite ces compétences déjà connues. Pour toutes les autres personnes pour qui ce n’est pas encore le radar, l’intention est de leur révéler leur potentiel et les aider à le développer.

Concrètement, le test est basé sur un questionnaire en ligne, à l’issue duquel sont proposés, en plus d’une grille d’analyse de ses propres résultats personnels, des clés de compréhension pour mieux interagir avec les autres et des exercices pour stimuler et développer le potentiel d’innovation de chacun·e. Une nécessité dans le monde d’aujourd’hui.

 

Merci Fred

Merci Bertrand

Le livre : Innover à tous les coups, Fred Colantonio, Attitude Heroes, 2019