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Le progrès nous est confisqué par les technologies

Nos institutions apeurées, voire serviles, sont incapables de contrer les servitudes imposées par les plateformes et les industries hyper capitalistes. Alors que le progrès était censé servir le bien commun, il nous échappe. Dans Technologies partout, démocratie nulle part, les auteurs Irénée Régnauld et Yaël Benayoun dénoncent les dogmes et les manœuvres qui permettent aux industries et aux pouvoirs publics de maintenir les citoyens et les travailleurs à l’écart des choix technologiques, en excluant tout processus démocratique. Ils proposent surtout des actions pour replacer le débat démocratique et les revendications citoyennes au cœur du développement technologique, afin que la question du progrès devienne l’affaire de tous.

 

Bonjour Irénée Régnauld, pourquoi avoir écrit ce livre… ?

Irénée Régnauld : « Technologies partout, démocratie nulle part » est le fruit de plusieurs années de réflexion, à la fois individuelles et collectives, avec ma co-autrice Yaël Benayoun, et dans le cadre de l’association Le Mouton Numérique que nous avons fondée en 2017. Au moment où les technologies – tout autant que ceux qui les conçoivent – font face à des critiques et suscitent des controverses, il nous a paru nécessaire de rouvrir une question déjà ancienne en sociologie des sciences : comment faire entrer la démocratie dans les décisions d’ordre technologiques ? A l’origine de cette question, l’impression que les choix technologiques se font sans aucune délibération, tant dans le public que dans le privé, et surtout sans les personnes qui parfois peuvent en subir les conséquences négatives. Au même titre que beaucoup d’autres choses dans la société, les technologies structurent nos manière d’être et de vivre ensemble : est-il normal qu’elles échappent presque totalement à la sphère démocratique.

Aussi, il nous a paru important de commencer cet ouvrage en revenant sur certains mythes comme la neutralité de la technique (neutralité politique, morales, etc.), ou encore l’idée qu’il existerait une « flèche » du progrès nous menant invariablement vers un monde plus connecté, plus rapide et donc, finalement dans la continuité de ce qui se fait aujourd’hui, quand bien mêmes les technologies riment parfois avec inégalités sociales et désastres environnementaux. Plutôt que de tenir un propos général et généralisant sur « la technique », nous avons fait le choix d’étudier de façon plus micro des situations bien précises dans lesquelles des choix technologiques concrets sont effectués sans les personnes concernées (celles qui utilisent lesdites technologies, ou sont destinées à faire partie du système socio-technique qu’elles composent). Dès lors, nous abordons l’automatisation des caisses de supermarché du point de vue des caissières, autant qu’un projet de smart-city fortement controversé à Toronto ces dernières années. Nous montrons dans quelles conditions sont produites ces technologies, comment les intrusions citoyennes ou des salariés sont détournées et son quelles logiques économiques.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

I.R. : Au début de notre ouvrage, nous citons une anecdote que pointe le chercheur et activiste Richard Sclove, un auteur clé dans ce champ qu’est la « démocratie technique », nous écrivons :

Dans les années 1970, l’eau courante est installée dans un village du nord-est de l’Espagne. Progressivement, les maisons se dotent de machines à laver le linge, et les femmes sont soulagées d’une tâche ménagère pénible et chronophage. Les répercussions sur la vie sociale ne se font pas attendre : « La fontaine et le lavoir publics, qui avaient été les lieux d’une interaction sociale intense, ont été pratiquement désertés. Les hommes ont commencé à perdre l’intimité qui les liait aux enfants et aux ânes qui les aidaient à transporter l’eau. Les femmes ont cessé de se rassembler, de se réunir au lavoir où leurs commérages, pendant la lessive, sur les hommes et la vie du village avaient un véritable poids politique. » Cet exemple illustre bien le rôle politique des technologies. Elles nous lient au monde, en modifient notre perception et structurent l’espace social. Il n’est bien sûr pas question ici de remettre en cause l’émancipation qu’a pu permettre la machine à laver pour les femmes – urbanisées notamment – mais il nous semble significatif que, pour certaines d’entre elles, elle se soit accompagnée d’un retrait de l’espace public vers le foyer, sans que cela ait pu être anticipé. Pour reprendre une formule de l’historien Melvin Kranzberg : « les technologies ne sont ni bonnes, ni mauvaises, ni neutres ».

Si l’on comprend ces premiers concepts, alors la politisation des technologies devient possible, notre regard change, et l’horizon s’ouvre. Cette anecdote montre aussi que ce qu’on appelle « démocratie » dépasse la vision étriquée que nous en avons (le scrutin majoritaire à deux tours, pour le cas français). La notion de démocratie convoque aussi des espaces de socialisation, des possibilités d’organisation et de contestation que la technologie vient modifier.

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

I.R. : Il est difficile dans le cadre d’un ouvrage critique de parler de « tendances » : nous ne faisons pas de prospective, encore moins de la futurologie. Nous constatons en revanche que la question de la démocratisation des choix technologiques a été promue par certains personnels politiques ces dernières années. Par exemple, beaucoup de débats ont eu lieu au niveau local sur la 5G et le numérique plus généralement, avec les défauts que nous pressentions cependant : une représentativité pas toujours claire des personnes concernées, peu d’interrogation sur la temporalité des réseaux (pourquoi débattre d’un sujet technique qui a été ouvert il y a 10 ans, une fois que tout est largement décidé ?), bref, des débats qui ont peu de prise sur le réel, conformément à ce que nous décrivons dans le livre sur d’autres sujets.

Cependant, il était intéressant de rencontrer d’autres formes de débats démocratiques que ceux tenus traditionnellement à l’assemblée, à travers des conventions citoyennes parfois soutenues par la Commission nationale du débat public (CNDP), sur des sujets dits « techniques », mais qui articulent en réalité de nombreuses dimensions humaines et sociales.

Ces dernières années nous ont confirmé que ces sujets dits « techniques » sont avant tout politiques, sociaux, et qu’il convient de ne pas céder à ce qui pourrait ressembler à une experto-cratie (ou technocratie), où les seuls autorisés à participer sont ceux qui justement, ont les connaissances techniques. Au Mouton Numérique, nous avons ouvert ces derniers mois de nombreux débat, sur la surveillance numérique par exemple, et un cycle est en cours sur la dématérialisation de la relation à l’Etat : des sujets qui ne sont en aucune manière strictement techniques.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

I.R. : S’il s’agit d’approfondir ce sujet précis de la démocratisation des choix technologiques, je conseillerais tout simplement de lire le livre, et d’aller jeter un oeil aux travaux de l’association Le Mouton Numérique. S’il s’agit d’avoir un avis plus général sur les technologies, je conseillerais de tenter de les voir depuis la fenêtre des personnes qui les utilisent et/ou les subissent – je ne parle pas ici des « clients », mais bien des citoyens qui vivent dans une communauté politique. Je conçois qu’il est parfois difficile de se projeter dans une telle réflexion lorsqu’on produit des applications bancaires, ou un logiciel de CRM, mais pourtant, même là, on peut trouver de quoi s’interroger, notamment sur la manière avec laquelle le travail se transforme, la vie s’accélère, etc.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?
I.R. : A titre personnel, j’attaque le sujet de la « conquête spatiale » qui donne également lieu à de belles interrogations sur ce qu’est le progrès, mais aussi sur les imaginaires (notamment impériaux et néo-coloniaux) qui façonnent les grands programmes en cours. Qu’il s’agisse de la « startupisation » du secteur, sa contribution ambivalente aux sciences du climat, ou encore à la manière dont il entretient l’idée d’une technologie salvatrice par principe, il y a de quoi discuter. J’ai eu l’occasion d’en parler dans un papier publié récemment sur AOC, d’autres viendront.

 

Merci Irénée Régnauld

Merci Bertrand

Le livre : Technologies partout, démocratie nulle part: Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous, Yaël Benayoun, Irénée Régnauld , FYP Editions, 2020.