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Le premier lieu de mortalité de l’innovation c’est l’entreprise

Si l’utilisation d’une méthode suffisait à résoudre un problème, ça se saurait. Or, le premier lieu de mortalité de l’innovation est l’entreprise elle-même, avec trop souvent le sentiment de projets trop vites avortés, et le rejet des nouvelles méthodologies censées porter l’innovation à un niveau inégalé. Pour sortir de ce paradoxe, les auteurs du livre Adoptez l’esprit Proofmaking, proposent une manière de pratiquer rigoureusement l’innovation, tout en restant ouvert à l’inattendu, afin d’apporter un maximum de valeur à toutes les parties prenantes, en particulier les utilisateurs finaux. Interview de l’un des co-auteurs.

Bonjour Stéphane Gauthier, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Stéphane Gauthier : Il y a une double raison à cela, la première est issue de nos expériences respectives (Mathias Béjean, Constance Leterrier, Matthieu Cesano et moi-même), la seconde conjoncturelle !

Cela fait pas mal de temps que nos étudiants et clients nous poussent à « conceptualiser » ce que nous pratiquons dans l’accompagnement des projets d’innovation, à savoir, la transformation de l’innovation. C’est à ce jour le principal problème de cette injonction à innover, la pression est telle qu’on a l’impression qu’il faut donner à voir que l’on innove même si au fond il ne se passe pas grand-chose… Vue de nos positions extérieures à l’entreprise cela semble inouï de perdre autant d’énergie. On a le sentiment qu’il y a bien plus de raisons de ne pas faire que de faire, et cela nous met parfois franchement en ébullition.

Or si cela peut faire de la communication, cela ne solutionne pas le renouveau de l’offre d’une industrie ou d’une entreprise. On la voit mourir à petit feu alors qu’elle donne les signes d’une activité intense… Il suffit de regarder le nombre de « Lab Innovation » qui a bourgeonné il y a quelques années dont le bilan est bien faible si l’on mesure la transformation de l’innovation et l’impact que cela a eu sur le business et la santé de l’entreprise.

Je disais que la seconde raison est conjoncturelle, car depuis toutes ces années où nous pratiquons l’accompagnement des processus d’innovation, nous avons vu un basculement s’opérer, au fur et à mesure que les entreprises se sont mises à mettre l’innovation au cœur de leur stratégie (crise économique du début des années 2000 oblige et mondialisation des marchés). Dès lors, nous sommes passés d’une prise de risques sur les marchés à une prise de risque dans l’entreprise ! Le constat est sans appel ; le premier lieu de mortalité de l’innovation c’est l’entreprise… Alors qu’elles n’ont jamais été aussi formées à l’innovation. De multiples approches nouvelles ont ponctué les stratégies et processus d’innovation des entreprises et le taux de rejet des « greffons » que sont ces approches est énorme.

Pourquoi ces corps étrangers que sont les « nouvelles approches de l’innovation » sont comparables à des greffes d’organes qui subissent des rejets ? Le corps était-il mal préparé ? A-t-on suffisamment injecté d’anticorps à l’arrivée de ces processus ? A-t-on observé suffisamment longtemps le patient pour identifier le bon greffon ?…

Ces 25 années d’observation et de pratique nous ont donné des clés de compréhension, il nous semblait qu’il était temps d’expliquer ce que nous avions compris et expérimenté afin de favoriser cette transformation tant attendue.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Les chapitres 4.1 & 4.2 de notre introduction, car ils posent dès le début, l’idée que l’innovation est un processus dynamique et qu’en conséquence il n’est pas possible de le modéliser pour en extraire des invariants méthodologiques « magiques ». C’est le début d’une incompréhension qui mène le plus souvent à une déception voir à un rejet des processus en cas d’échec.

4.1 Une pratique dynamique et transformative de l’innovation Le proofmaking ne prétend pas prévoir les résultats qui seront obtenus sur un sujet donné. Il invite plutôt à accepter que les véritables découvertes se fassent le plus souvent chemin faisant. Il fait ainsi écho à une vieille maxime d’Héraclite : « Si on n’espère pas, on ne trouvera pas l’inespéré ; car on ne peut le chercher, il n’est pas de voie vers lui2 . » Autrement dit, c’est par le processus lui-même que l’on peut générer du nouveau, de l’inattendu.

« Le proofmaking vise à créer, malgré de forts niveaux d’incertitude, des convictions étayées, de sorte à anticiper et lire des signaux faibles (usages, changements sociétaux, etc.) permettant d’enclencher des transformations profondes dans les marchés comme dans les organisations. En cela, il s’agit d’une pratique qui cherche à éclairer la décision et à réduire l’incertitude – ou plutôt à en tirer parti – et les risques inhérents aux projets d’innovation. Il est aussi dans l’esprit du proofmaking de considérer que les solutions aux problèmes d’innovation sont toujours multiples, rarement optimales et presque jamais définitives. Il ne s’agit donc pas de trouver l’unique solution à un problème fixé pour de bon, mais de structurer et d’accompagner une transformation collective en vue d’aboutir à une ou des propositions à forte valeur ajoutée pour les acteurs en présence et leur écosystème. Le proofmaking s’inscrit donc dans une vision dynamique et transformative de l’innovation. S’efforçant de requestionner régulièrement la signification et les données du projet, il vise à élaborer un chemin de transformation allant d’une situation initiale vers une situation plus satisfaisante pour un maximum de parties prenantes, en particulier les utilisateurs finaux

4.2 Sept principes fondamentaux

Sept principes fondamentaux résument l’esprit du proofmaking :

1. Mettre de l’innovation dans la méthode. 

Pourquoi : pour tout sujet d’innovation, il faut innover dans la méthode afin d’inventer des protocoles vivants et pertinents, adaptés aux spécificités des contextes locaux.

2. Reformuler les sujets d’innovation pour intégrer l’usage. 

Pourquoi : reformuler les sujets pour identifier la problématique d’usage permet d’offrir de la valeur à toutes les parties prenantes et d’accroître l’appropriation des innovations.

3. Incarner les hypothèses d’innovation par des artefacts. 

Pourquoi : en matérialisant les hypothèses par des artefacts4 , on peut les confronter à des situations concrètes pour enrichir et consolider les réflexions par des données réelles.

4. Expérimenter pour accroître le potentiel de transformation. 

Pourquoi : à tout moment, l’expérimentation introduit des éléments générant de nouvelles dynamiques permettant d’accroître le potentiel de transformation.

5. Mettre à l’épreuve pour révéler des « inducteurs » de transformation. 

Pourquoi : les situations d’épreuve peuvent révéler des « inducteurs », c’est-à-dire des éléments émergeant de la situation avec la capacité de la transformer en profondeur.

6. Éclairer la décision de façon dynamique et continue. 

Pourquoi : l’expérimentation en continu permet d’enrichir et d’actualiser l’espace de choix des décideurs en l’éclairant de nouvelles données, options et connaissances.

7. S’immerger pour ouvrir des chemins inattendus. 

Pourquoi : c’est en se plongeant dans les situations que l’on s’ouvre à l’inattendu, que l’on trouve quelque chose de précieux que l’on ne cherchait pas forcément au départ…

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Stéphane Gauthier : Pour ce que nous observons, il y en a deux tendances transformatives :

L’avènement du « Co » dans toutes ses dimensions et dans toutes les étapes du processus d’innovation « Co révélation de besoins, Co création de solution, Co évaluation des concepts, Co développement industriel, Co production, Co communication des expériences, Co commercialisation des offres »… et j’en oublie ! L’ouverture des entreprises pour faire « avec » des communautés d’utilisateurs ou d’expertises plutôt que « pour », est fascinante d’efficacité, d’enrichissement et de transformation. Il y a quelques temps, on demandait à un seul ingénieur de maîtriser toutes les techniques, à un marketer de comprendre tous les besoins, de savoir répondre à toutes les questions, de décider tout seul d’un brief produit… Ces métiers changent, ils deviennent des orchestrateurs de communautés et c’est la pertinence générale de l’expérience et la mise en marché qui en profitent.

La seconde tendance c’est l’innovation pertinente, qui porte du sens, qui intègre l’idée qu’il faut innover utile pour l’homme et son écosystème vital. Cela parait évident de dire cela à l’heure de l’anthropocène, mais c’est un enjeu qui n’est pas encore suffisamment pris en compte dans les processus d’innovation mais qui émerge.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Stéphane Gauthier : Si vous êtes aux commandes d’un programme d’innovation ou si tout simplement cela vous intéresse, le conseil que je donnerais c’est qu’il ne faut pas chercher à appliquer la méthode ! mais qu’il faut pratiquer avec méthode, en d’autres termes, mettre de la méthode dans l’innovation, c’est aussi mettre de l’innovation dans la méthode.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Stéphane Gauthier : Notre prochain sujet c’est de dépasser l’ouvrage pour permettre de mettre les personnes en action de faire. J’ai trop vu de structures se contenter de « piloter » les choses… alors qu’il faut expérimenter des choses, ce qui est tout à fait différent. J’aime rappeler à mes clients et mes étudiants cette phrase de Thomas Edison, « Je n’ai pas échoué mille fois. J’ai simplement découvert mille façons de ne pas faire une ampoule électrique.»,

C’est dans le FAIRE qu’il a trouvé la solution, car l’innovation est un espace d’incertitude qui ne se prévoie pas mais qui se vie.

C’est pour cela que nous travaillons à la mise en place de la Proofmaking Académie, que nous souhaitons expérientielle et ouverte à un large public… nous y sommes presque.

 

Merci Stéphane Gauthier

 

Merci Bertrand

 


Le livre : Adoptez l’esprit Proofmaking. Dépassez l’incertitude, innovez et propulsez vos projets, Mathias Béjean, Stéphane Gauthier, Constance Leterrier et Matthieu Cesano, Pearson, 2022.