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Le futur de l’humanité vu par un pionnier de la FrenchTech

Quelle licorne a bien pu piquer Jean-Baptiste Rudelle, fondateur de Criteo, pour qu’il écrive Douze-années lumière, un livre à la croisée du roman d’anticipation et de l’essai ? Pour comprendre, nous l’avons interviewé.

 

Bonjour Jean-Baptiste Rudelle, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Jean-Baptiste Rudelle : Entre les utopistes qui espèrent que la technologie pourra tout résoudre et les pessimistes qui postulent que l’effondrement est inévitable, j’ai voulu décrire le chemin étroit d’un futur possible. J’ai abordé les thèmes suivants :

 

  • la soutenabilité de notre modèle de croissance ;
  • les contraintes physiques, écologiques et économiques qui détermineront les technologies de demain ;
  • les perspectives d’exploration spatiale et leur pertinence.

Pour rendre le propos plus accessible, le livre se présente sous la forme d’un roman d’anticipation avec sa propre dynamique. À la fin de chaque chapitre, un encart permet d’aller plus loin sur les grands enjeux d’avenir.

 

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

Extrait de la partie Roman :

 

– Tu m’as demandé pourquoi on ne voulait que des candidatures féminines, la coupa Newman, manifestement irrité par ses questions et pressé d’avancer. C’est à cause de ça, pointa-t-il en désignant un gros cube en verre parcouru par une myriade de tuyaux et d’instruments de couleurs variées.
Lucie reconnut l’image familière d’une couveuse automatique dont les clips publicitaires faisaient, de manière régulière, une promotion agressive. Depuis longtemps, les utérus artificiels étaient un domaine bien maîtrisé et visiblement très lucratif. Bien que n’étant pas vraiment dans la cible, elle s’était fait démarcher plusieurs fois par des cliniques privées spécialisées qui proposaient de gérer l’ensemble du processus d’enfantement depuis le prélèvement d’ADN jusqu’à la livraison du bébé à terme. […]
– Je ne vois pas le lien, balbutia Lucie, se sentant un peu bête.
– S’il y a bien une chose dont on n’a jamais réussi à se débarrasser, c’est l’obsolescence programmée. Aucun fabricant de couveuses n’est capable de garantir son équipement pour une durée aussi longue. Donc, si ce machin se révélait défaillant, le plan de secours consisterait à inséminer l’équipage pour donner naissance à la génération suivante, et, jusqu’à preuve du contraire, les hommes ne sont pas compétents en la matière.
– J’espère que cette machine marche bien, car je ne me vois pas trop porter un enfant, considéra Lucie à mi-voix.
– Allez viens ! lança Newman en faisant demi-tour, je vais te montrer les quartiers d’habitation.
Alors qu’elle franchissait le seuil du couloir, elle sentit une légère pression sur sa cuisse gauche. Newman avait-il la main baladeuse ou était-il simplement maladroit ? La sensation avait été trop brève pour qu’elle en ait le cœur net. C’était néanmoins suffisant pour qu’elle sente un début de tension la gagner.
– On a aménagé quatre cabines individuelles, trois doubles ainsi qu’une grande nurserie, continua Newman en pointant du doigt les portes correspondantes.
– Même si l’équipage initial n’est composé que de trois femmes, j’ai du mal à voir comment ce sera suffisant pour loger toutes les futures familles pendant cent quarante ans ? interrogea Lucie qui essayait d’estimer un chiffre approximatif dans sa tête.
– Tout a été parfaitement planifié, ma chère, la tança le major avec une certaine condescendance. Sauf problème grave, à la fois avec la couveuse et le reste de l’équipage, il n’est pas prévu que la capitaine du vaisseau ait de descendance. Donc on ne produira que deux lignées, en limitant chaque lignée à un enfant par génération. Les paires de bébés seront produites lorsque leurs mères respectives auront atteint l’âge de 40 ans. Les simulations ont montré que c’était le compromis optimal pour avoir à la fois des mères de secours suffisamment jeunes et limiter la population embarquée au strict nécessaire.
– Mais quel besoin de limiter autant la population ? J’ai lu une histoire d’arche interstellaire qui avait des milliers d’occupants. Leur vaisseau était si grand qu’il y avait même un lac intérieur.
– Bienvenue dans le monde réel ! ricana Newman. Si on veut propulser un vaisseau à une fraction significative de la vitesse de la lumière, il faut une énergie absolument colossale. À ce niveau, chaque kilogramme supplémentaire de charge utile devient horriblement coûteux et fait peser des contraintes énormes sur tout le design de la mission. Crois-moi, on a déjà largement dépassé le budget initial du projet. Et pourtant, on le pensait très généreux à l’époque, ajouta-t-il avec une pointe de dépit.
– À la quatrième génération, cela fera donc neuf personnes dans le vaisseau, compta Lucie.
– Tu oublies celles qui vont mourir en route, dont toi.

 

 

Extrait de la partie Essai :

 

« Pourquoi diable le budget de Newman serait-il contraint en énergie au point qu’un voyage interstellaire ne serait envisageable qu’avec un équipage humain squelettique ? J’ai découvert que, de manière surprenante, le problème est lié au réchauffement climatique en cours. Je ne parle pas de la transition vers une économie décarbonée qui, même si elle sera longue et laborieuse, est inéluctable. Avec le temps, il n’y a en effet pas de fatalité empêchant l’humanité de mettre en place une économie performante neutre en émissions de gaz à effet de serre.
La vraie question porte sur l’impact du changement climatique lui-même. Mon think tank Zenon Research a planché sur la question en la formulant ainsi : quelle serait l’augmentation maximale de la température au-delà de laquelle le stress thermique deviendrait si important qu’il annulerait toute croissance économique ? Les modélisations que nous avons réalisées suggèrent que, si la température moyenne au sol augmente de plus de 4 °C par rapport au niveau préindustriel, il y a un risque important que l’économie se grippe pour de bon[1]. Il y a certes une incertitude importante (de l’ordre d’un degré) sur ce seuil, mais, lorsqu’on l’atteindra, le réchauffement climatique se traduira par une augmentation massive d’épisodes météo extrêmes combinés à de larges zones géographiques devenues quasi inhabitables. Cette dégradation violente des conditions de vie empêchera les générations futures d’investir suffisamment pour maintenir une croissance économique significative. Stagnation économique ne veut pas dire effondrement civilisationnel, mais ce ralentissement structurel pourrait fortement contribuer à figer la société du futur. […]

 

Dans un scénario où les émissions de carbone accaparent tout notre budget chaleur, les limites du solaire et de l’éolien risquent de laisser notre économie mondiale dans un piège énergétique qui pourrait la faire plafonner à un niveau à peine supérieur à ce qu’elle est aujourd’hui[2]. Ce scénario noir, qui rendrait la mission Columbus impossible, n’est heureusement pas le plus probable. Une nouvelle génération de start-up travaille d’arrache-pied pour que la fusion nucléaire soit accessible pas seulement pour fabriquer des bombes, mais aussi pour un usage commercial. J’ai bon espoir que Lucie, Bocquet et Newman vivent dans un monde où cette nouvelle forme d’énergie soit enfin arrivée à maturité. […]

 

Toutefois, même si on arrivait à rendre la fusion nucléaire extrêmement efficiente, les principes de la thermodynamique seront là pour rattraper l’humanité. L’utilisation de cette énergie va en effet dégager une inévitable chaleur, et cette chaleur va s’ajouter à celle liée à l’effet de serre. Quoi qu’il arrive, on finira à terme par atteindre la limite des 4 °C, avec ses effets sur l’économie. Le plus frustrant pour les contemporains de Lucie, c’est qu’à cause de l’énorme inertie thermique des océans il faudra encore des siècles pour se débarrasser de tout le gaz carbonique accumulé depuis le début du troisième millénaire. L’effet de serre ayant accaparé l’essentiel du capital chaleur disponible pour l’humanité, si on veut maintenir une température acceptable, il faudra limiter de facto le déploiement de la fusion nucléaire. L’humanité devra donc s’habituer à une certaine sobriété énergétique. Cela n’empêchera pas Lucie de poursuivre son rêve, mais les projets spatiaux étant, par nature, très énergivores, ce sera un rêve sous contraintes.

 

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Jean-Baptiste Rudelle : Douze années-lumière s’appuie largement sur les travaux du think tank Zenon Research, pour anticiper les grandes tendances à venir. Dans le futur imaginé dans ces pages, on trouve notamment :

  • une réflexion sur les contraintes énergiques du futur et l’impact sur l’économie mondiale ;
  • l’impact du réchauffement climatique sur la croissance économique et l’organisation sociale
  • l’impasse conceptuelle de l’économie spatiale.

 

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Jean-Baptiste Rudelle : Le monde est plus complexe et nuancé qu’il n’y parait. Méfiez-vous des raisonnements simplistes qui déforment la réalité.

 

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Jean-Baptiste Rudelle : L’influence de l’intelligence artificielle sur les enjeux de discrimination, l’impact de la biogénétique sur la vie sociale, l’émergence du véganisme technologique.

 

Merci Jean-Baptiste Rudelle

 

Merci Bertrand

 


Le livre : Douze années-lumière, Jean-Baptiste Rudelle, avec la contribution de Michael Crichton, Diateino, 2022

 


 

[1] Voir l’étude faite par Zenon Research en collaboration avec PSL Mines ParisTech : « Too hot to grow: Estimating upper limits of global warming before the world enters into structural economic recession » de D. Chuard, G. De Temmerman, J.B. Rudelle, 2021.
[2] Voir l’étude réalisée en 2014 par Deng : « Quantifying a realistic, worldwide wind and solar electricity supply », qui estime une limite basse à 730 EJ par an, soit un ordre de grandeur équivalent à la consommation d’énergie mondiale actuelle (hydrocarbures inclus), ce qui ne laisse pas de marge de croissance future. Zenon Research a actualisé ces chiffres en prenant en compte les pertes liées au marché d’exportation qui nécessite un stockage sous forme d’hydrogène ou équivalent, ce qui diminue encore de 25 % l’estimation de Deng.