jouvenot.com

Le fun at work est-il une idée diabolique ?

Les jeux ont récemment envahi les espaces professionnels : jeux de rôle désormais utilisés par les services de ressources humaines dans leur recrutement, compétitions ludiques qui s’insèrent dans l’activité productive, salariés se pourchassant dans les couloirs pour se tirer dessus avec des projectiles en plastique… Prenant le contrepied des analyses complaisantes du «  fun at work  », Stéphane Le Lay met en lumière, la façon dont les jeux managériaux instaurent en réalité une rivalité permanente au détriment de la coopération, et consacrent la concurrence entre individus au sein même des organisations. Interview de l’auteur de « Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif ».

 

 

Bonjour Stéphane Le Lay, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Stéphane Le Lay : Ce livre n’est que l’un des résultats visibles de quinze ans de recherche en sociologie et en psychodynamique du travail. Il synthétise de manière lisible un mémoire d’Habilitation à diriger des recherches (rédigé entre 2016 et 2019), grâce à la coopération active et passionnante entamée en 2021 avec Marc Joly (chercheur au CNRS) et François Théron (éditeur à l’Université Versailles-Saint-Quentin), qui animent la collection « Interdépendances » aux Éditions du CNRS.

Il faut bien comprendre que la temporalité du travail scientifique correspond à un temps long (certes de plus en plus soumis à des pressions qui tendent à le raccourcir…) en partie déconnecté des temporalités éditoriales : l’un des terrains dont j’analyse certaines dimensions ludiques – le métier d’éboueur – remonte à 2007, tandis que celui relatif au centre d’appels téléphoniques date de 2010. Même si d’autres terrains sont plus récents (comme celui sur les livreurs de plateformes numériques, mené en 2020 et 2021), on voit bien que je m’appuie sur des éléments qui ont une certaine consistance historique, en plus de l’assise scientifique du propos.

Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que ce livre n’aurait peut-être pas pu être écrit (du moins sous cette forme) sans plusieurs convergences. D’abord, des convergences scientifiques : une rencontre entre les travaux d’une anthropologue du jouer, Roberte Hamayon, et mes travaux consacrés au travail, eux-mêmes consécutifs à la mise en discussion de la sociologie du travail de tradition critique et de la psychodynamique du travail développé par Christophe Dejours, et mise à l’épreuve sur le terrain avec des collègues comme Duarte Rolo, Jean Frances ou Fabien Lemozy. Ensuite, des convergences empiriques : la première fois que j’ai croisé le jouer dans le travail, c’est à l’occasion de mon enquête avec les éboueurs. Pourtant, l’importance de cette question ne m’est apparue que plus tard, lors de l’enquête dans le centre d’appels, en raison des grandes différences que j’observais alors entre les deux situations. Sans les tentatives tous azimuts des managers pour « faire jouer » leurs subordonnés, je n’aurais sans doute jamais perçu la richesse analytique que recèle la question du jouer saisie sur les lieux de travail.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

« Avec l’instrumentalisation des ressorts du jouer dans les organisations du travail ludistes, se pose la question de la dissimulation de la violence symbolique inhérente au déni du réel infiltrant le travail prescrit : avec ces dispositifs, de nouvelles normes sont érigées, dans lesquelles les rapports sociaux n’existent pas, les tâches et le travail nécessaire pour les prendre en charge sont abordés sous l’angle purement quantitatif, sans référence au réel du travail. À cet égard, le capitalisme novactionnaire, multinationales du numérique en tête, n’a sans doute pas encore déployé toute l’étendue de ses capacités de nuisance. Et il est à craindre que le credo néolibéral continue à inspirer de nombreuses « réformes », en raison de son adéquation avec les objectifs des classes dominantes.

L’avenir n’est évidemment pas écrit. Rien ne dit que les GAFAM – et leurs propriétaires – parviendront à continuer à dicter les règles du jeu à leur profit dans les organisations du travail, à grand renfort de dispositifs ludistes ou de visites guidées dans le métavers. J’espère qu’un essai comme celui-ci contribuera efficacement au débat public. Car après tout, si l’on accepte l’idée selon laquelle le jouer et le travail constituent, avec la sexualité, des phénomènes centraux dans la structuration subjective des individus, ces formes de distorsion posent des questions importantes en matière de santé physique et mentale. Autant le jouer défensif peut contribuer à élaborer des pratiques nécessaires en matière de rationalité pathique, autant la distorsion du jouer par le management distractif est grosse de décompensations plus ou moins graves, c’est-à-dire de formes de violence dirigées contre soi ou contre autrui. Le sens des évolutions dépendra de nos capacités individuelles et collectives à mettre en discussion ces éléments, et à choisir la voie qui nous semble la plus appropriée pour assurer aux générations futures une vie au travail la plus plaisante possible. » (Extrait de la conclusion)

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

Stéphane Le Lay : Ne travaillant ni dans le marketing, ni dans la mode, je ne suis pas spécialement bien placé pour parler de « tendances émergentes ». Mon travail est moins fun puisqu’il consiste avant tout à comprendre des phénomènes installés dans les organisations du travail et leurs effets individuels et collectifs (ce qui nécessite, une fois encore, de disposer d’un certain recul temporel). Pour essayer de répondre quand même, mais à côté, je dirais que la tendance lourde qui se dessine actuellement en termes d’organisation du travail – la plateformisation – est malheureusement porteuse de grosses déconvenues aussi bien du point de vue de la précarisation du travail et de l’emploi que de la dégradation de la santé des travailleurs, pour des raisons que j’ai développées plus haut.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

Stéphane Le Lay : Jouez ! (Mais seulement si vous le voulez, avec qui vous le voulez et quand vous le voulez…).

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

 

Stéphane Le Lay : J’ai depuis peu attaqué une recherche sur les rapports entre organisation du travail dans des lieux de production alternatifs, écologie et santé mentale – ce qu’on appelle communément l’éco-anxiété. Étant donné les enjeux et la complexité du sujet, je pense que mon temps va être pas mal pris les prochaines années… On en reparle à l’occasion ?

 

Merci Stéphane Le Lay

 

Merci Bertrand Jouvenot

 

Le livre : Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif, CNRS, Stéphane Le Lay, 2022.