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L’avenir de l’Europe dépend de l’industrie numérique, pas des usines du XXe siècle

L’économie européenne est à un tournant, et Laurent Bloch appelle à une réindustrialisation en phase avec la troisième révolution industrielle, celle du numérique. L’auteur de « Pour une réindustrialisation numérique ! » juge cette transformation cruciale et urgente. Interview.

Bonjour Laurent Bloch, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Laurent Bloch : C’est urgent : nous (la France, l’Europe) sommes en juin 1940, à la veille de l’effondrement. Endormis par notre confort et par notre richesse nous nous croyons toujours au XXème siècle, quand l’industrie qui guidait toutes les autres était l’automobile. C’était le temps de la seconde révolution industrielle, déclenchée à la fin du XIXème siècle par l’électricité industrielle et par le moteur à combustion interne, qui évinçait les entreprises de la première révolution industrielle (fin XVIIIème siècle, la machine à vapeur permise par les progrès de la métallurgie).

Depuis les années 1970 nous vivons la troisième révolution industrielle, celle de l’informatique, du microprocesseur et du logiciel. Chaque objet industriel contemporain, du porte-avions au lave-vaisselle en passant par l’automobile et par le téléviseur, comporte plus ou moins de la moitié de sa valeur en composants informatiques et en logiciel (sans omettre les services associés). Si dans une ville l’Internet tombe en panne, les entreprises et les administrations sont à l’arrêt, les commerces ne peuvent plus vendre, les journaux ne paraissent pas, l’enseignement et la recherche se figent.

Qui produit les biens et les services de la troisième révolution industrielle ? Une majorité écrasante des idées et des logiciels qui les implémentent viennent des États-Unis, éventuellement par l’œuvre d’immigrés chinois, indiens, ukrainiens. Les objets matériels de grande technicité, composants électroniques de haute densité surtout, sont le monopole de Taïwan et de la Corée du Sud. Les composants plus simples et les assemblages viennent de Chine continentale, et aussi, de plus en plus, de Malaisie, du Vietnam, de Thaïlande… Ne restent à l’Europe que des marchés de niche.

Les idées et les informations de ce livre viennent à la suite de livres précédents et d’articles sur mon site, il m’a paru urgent de les mettre à la portée d’un public plus large en observant les débats politiques récents. Tous les partis politiques veulent réindustrialiser la France, mais personne n’a d’idées très claires sur le sujet. Si l’on veut améliorer le niveau de vie de la population, il faut accroître les ressources, alors que l’on semble rêver d’un « partage du gâteau » différent, ce qui ne résiste guère à l’analyse. Et ce n’est pas non plus en revitalisant les industries du siècle dernier que l’on y arrivera, mais en stimulant les industries d’aujourd’hui et de demain, c’est-à-dire la microélectronique et l’informatique (y compris l’IA), dont dépendent toutes les autres activités économiques, culturelles, sociales.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Laurent Bloch : Une révolution industrielle introduit dans la société des changements majeurs : dans l’économie, le mode de production, bien sûr, mais aussi dans la politique, dans la culture, dans le droit. L’informatique a donné naissance à l’Internet qui a permis le Web, c’est-à-dire l’usage facile de ressources informatiques par des milliards d’individus. Le commerce mondial s’est depuis réorganisé autour de l’Internet. Des milliards d’objets techniques sont connectés au réseau, à commencer par les machines dans les usines, mais aussi les brosses à dents et les porte-avions.

L’ampleur stupéfiante de ces transformations tient à la propriété centrale de l’informatique : écrire c’est faire. Le programmeur écrit un texte dans un langage de programmation, le programme noté par ce texte pourra régler le régime des moteurs et le mouvement des gouvernes d’un avion en vol, calculer votre salaire et en verser le montant sur votre compte en banque, émettre et recevoir vos conversations téléphoniques, passer votre commande dans un magasin en ligne, guider la trajectoire d’une sonde spatiale ou d’un appareil chirurgical, etc. Le même programme, reproductible à l’infini sans coût ni effort, produira les mêmes effets pour tous les avions, tous les téléphones, tous les clients de tous les magasins, etc. Ces effets peuvent être produits en une fraction de seconde d’un bout à l’autre de la planète grâce à l’Internet.

L’informatique, répandue désormais dans toutes les activités humaines, permet l’automatisation de toutes les tâches répétitives, ou en termes plus techniques susceptibles d’être décrites sous la forme d’un algorithme. Que ces tâches soient physiques ou immatérielles. Les avantages procurés par cette informatisation sont tels que tout ce qui peut être informatisé le sera, et que les anciens procédés techniques n’ont aucune chance de subsister après l’informatisation du processus considéré. Les emplois liés à de telles tâches sont donc voués au déclin, remplacés par des automates programmables, autrement dit des ordinateurs.

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Laurent Bloch : Aujourd’hui l’intelligence artificielle (IA) suscite de grandes espérances, mais aussi beaucoup de malentendus. En fait, le terme « intelligence » est source de confusion : l’IA excelle à résoudre des problèmes, mais cette aptitude n’est qu’un aspect de l’intelligence, dont on ne sait d’ailleurs pas formuler de définition, même si on sait reconnaître l’intelligence d’une personne ou d’une idée.

L’intelligence consiste aussi, avant de résoudre des problèmes, à poser de bonnes questions, à identifier des problèmes intéressants et à les formuler de telle façon qu’ils soient solubles. Et aussi, à faire le rapprochement entre deux idées qui en apparence n’ont rien à voir entre elles mais dont la conjonction produit une autre idée, novatrice.

L’IA ne remplacera pas l’intelligence humaine, mais la collaboration de l’humain avec l’automate programmable, en d’autres termes l’ordinateur, éventuellement doté d’un système d’IA, donnera la force productive de demain. Le cerveau d’œuvre remplace la main d’œuvre.

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Laurent Bloch : Apprendre l’informatique. Vraiment. Pas se servir d’un système informatique, mais apprendre à programmer, décortiquer le système d’exploitation, comprendre le fonctionnement du réseau.

Ce conseil s’adresse au premier chef aux institutions d’enseignement : il est impensable que la France puisse maintenir son rang de pays développé sans introduire l’enseignement de l’informatique au plus tard au lycée, à raison de trois heures par semaine pour tout le monde. Des initiations ludiques sont possibles (et existent) dès le CM1, et on peut attaquer doucement les choses sérieuses au collège. Les choses sérieuses : programmation, algorithmique, réseau, architecture des ordinateurs, principes des systèmes d’exploitation.

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Laurent Bloch : Les systèmes d’exploitation que nous utilisons aujourd’hui (Windows, Unix sous ses avatars Linux, Android, macOS ou iOS) ont été conçus il y a un demi-siècle, même s’ils ont évolué, on peut s’attendre à l’apparition de nouvelles architectures, mieux adaptées aux circuits électroniques qui réunissent sur une même puce de silicium 16, 32 ou 64 organes de calculs (processeurs) et aux énormes capacités de mémoire (données) qui les accompagnent.

Et, même si cela pose des questions difficiles, il faut se rendre à l’évidence, l’architecture de l’Internet elle aussi prend de l’âge. Découlent notamment de cette obsolescence des problèmes de sécurité qui ont provoqué récemment de graves incidents, y compris chez des opérateurs dont on ne peut douter de la compétence. Il est certes difficile de modifier un système mondial qui a des milliards d’utilisateurs : chacun de vos téléphones, mais aussi une multitude d’objets connectés logés dans les lampadaires de la voie publique ou dans les portillons automatiques des transports en commun, comportent la pile complète du logiciel de l’Internet, mettre à jour ces logiciels est un défi prométhéen.

Merci Laurent Bloch.

Merci Bertrand Jouvenot.

Le livre : Pour une réindustrialisation numérique !: Ce que tout le monde doit savoir, Laurent Bloch, 2024.