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La question qui tue à un fantôme

Louis-Xavier Babin-Lachaud est ghostwriter. Autrement dit, il écrit des livres pour d’autres qui les signent de leur nom. Nous lui avons posé notre question qui tue : Quelles types de complicités entre l’auteur et son ghostwriter engendrent ce type d’écriture ? Et soudain, dans cette relation mystérieuse et vaguement sulfureuse, sa réponse a introduit un terrible doute: est-ce bien Louis-Xavier au moins qui nous a répondu ?

 

 

Louis-Xavier Babin-Lachaud : « Sous les habits du ghostwriter – ou prête-plume selon la recommandation du ministère de la Culture et de l’Office québécois de la langue française – se dissimule un personnage clé de la littérature. Pourquoi ? Pour faire court, celui qui était il y a encore quelques années qualifié de « nègre » est un écrivain professionnel qui rédige, moyennant rétribution, un livre qu’un autre signera, ce dernier apparaissant dès lors aux yeux de tous comme le véritable auteur de l’ouvrage en question. S’il arrive qu’il s’agisse d’œuvres de fiction, le carnet de commandes du prête-plume est en majorité constitué d’ouvrages liés à l’actualité, de témoignages, mémoires, essais ou encore livres pratiques.

 

Une longue tradition littéraire donnant parfois lieu à des situations cocasses

C’est à cet instant que l’on convoque généralement la figure haute en couleur d’Alexandre Dumas qui était connu pour employer plusieurs « collaborateurs », ce qui incita un jour un pamphlétaire à publier un article intitulé : « Fabrique de romans, Maison Alexandre Dumas et Cie ». Pour cruelle et excessive qu’elle soit, la formule renvoie à une certaine manière de concevoir l’écriture, notamment chez les feuilletonistes de l’époque, payés à la ligne, même si elle doit être nuancée. L’anecdote suivante est bien connue. Un soir, Alexandre Dumas apprend la mort du « nègre » à qui il avait sous-traité l’écriture du feuilleton dont il avait la charge dans un quotidien. Catastrophe ! Il est 8 heures du soir, autant dire qu’il n’a pas le temps de rédiger l’épisode promis pour le lendemain. On imagine aisément la nuit épouvantable que passe l’écrivain. « La supercherie va être découverte, c’en est fini de moi ! », se lamente-t-il. Le lendemain matin, fou d’angoisse, il court à l’imprimerie acheter son journal qu’il s’empresse d’ouvrir à la page du feuilleton. Il découvre alors avec stupeur que celui-ci est à sa place, parfaitement rédigé et en tous points conforme à ce qu’il doit être. Les bras lui en tombent. Comment est-ce possible ? Il s’assoit et réalise soudain qu’il n’y a qu’une seule explication : son nègre avait… un nègre !
Cela étant, même s’il sous-traitait certains aspects de son travail d’écriture, Dumas n’en était pas moins un écrivain de génie et restait le maître d’œuvre. Dans le même ordre d’idées, de nombreux tableaux de la Renaissance que nous admirons aujourd’hui sont davantage des œuvres d’atelier que des tableaux de la main du peintre illustre qui les a signés !

 

Un écrivain à gages-complice embauché pour faire mouche

Les Anglo-saxons, qui ont le sens de la formule, désignent celui qui loue sa plume du joli mot d’écrivain fantôme (traduction littérale de ghostwriter). Ce mercenaire des lettres, cet écrivain à gages se complaît en effet dans l’obscurité… ce qui convient d’autant plus à celui qui a recours à ses services qu’il l’a précisément engagé pour cela (et sans doute un peu aussi pour ses compétences). D’ailleurs, si on y réfléchit bien, l’activité de prête-plume présente quelques similitudes avec celle de… tueur à gages. Résumons-nous : un commanditaire plus ou moins exposé engage un professionnel discret et efficace pour atteindre la cible qu’il lui désigne. Et d’ailleurs, les meilleurs prête-plume – à l’instar des auteurs de crimes parfaits –, ne sont-ils pas ceux dont on ne découvre jamais l’implication ?
À titre personnel, toutefois, je me considère plutôt comme un passager clandestin de la littérature…

 

De l’importance des préliminaires dans le couple auteur et ghostwriter

Comment les choses se passent-elles entre l’auteur – appelons-le ainsi puisque c’est son nom qui figurera sur la couverture – et l’écrivain prête-plume ? Tout débute généralement par un coup de téléphone ou un courrier électronique. Le futur auteur commence par tâter le terrain, s’enquérir de mes références – j’y reviendrai –, de ma connaissance du sujet qu’il souhaite aborder dans l’ouvrage qu’il ambitionne de voir trôner sur le présentoir de son libraire, des délais à prévoir (toujours trop longs à son gré) et, bien évidemment, de la somme qu’il va devoir débourser pour s’attacher mes services (toujours trop élevée, bien sûr).
Un mot au sujet des références, justement. Le métier de ghostwriter a ceci de particulier que celui qui l’exerce ne peut, par définition, mettre en avant ses réalisations passées puisqu’elles sont signées d’un autre nom que le sien et ne lui appartiennent pas. Ses interventions étant entourées de la plus parfaite confidentialité et les droits d’auteur de ceux qui ont recours à ses services étant totalement préservés, le ghostwriter « pur » – c’est-à-dire celui qui se consacre exclusivement à l’écriture altruiste et dont le nom n’apparaît nulle part – doit donc avoir recours à d’autres arguments pour persuader son client qu’il est l’homme de la situation.

 

Carte blanche ou hyper-contrôle ?

Revenons à notre auteur. Celui-ci me fait également part de ses motivations, invoque parfois le manque de temps pour justifier de ne pouvoir s’en charger lui-même, mais finit le plus souvent par admettre ne pas posséder le savoir-faire nécessaire à la réalisation de son projet. Ce qui n’a rien d’infamant, bien au contraire ; après tout, chacun son métier et je serais pour ma part vraisemblablement incapable d’exercer le sien ! Si nous sommes d’accord sur l’essentiel après ces préliminaires, arrive ensuite le moment où je lui explique la manière dont je travaille (par exemple en réalisant plusieurs heures d’entretien) et ce que j’attends de lui. Il s’agit d’une étape essentielle, car le travail que je vais entreprendre s’étalera sur plusieurs mois.
À partir de là, tous les cas de figure sont possibles. Il y a les auteurs sereins, confiants, qui après avoir donné quelques « billes » à l’écrivain lui laissent carte blanche et ne se préoccupent du résultat qu’à réception du manuscrit définitif. Ceux-là, c’est à vous de les relancer de temps à autre pour vous assurer que votre travail leur convient et que vous avancez dans la bonne direction ; ce serait ballot de devoir tout reprendre pour une simple erreur d’aiguillage ! Et généralement, moyennant quelques ajustements de détail – une date à modifier, une anecdote à insérer, une phrase à supprimer –, le fruit de votre travail est soumis tel quel à un éditeur. À l’inverse, il y a les inquiets qui veulent tout contrôler, s’assurent toutes les semaines que vous avancez bien, que vous gardez le rythme, que vous suivez avec précision les indications (parfois contradictoires et fluctuantes) qu’ils vous ont données. Pour un peu, ils liraient par-dessus votre épaule au fur et à mesure que vous écrivez. Davantage pour se rassurer que parce qu’ils doutent de vos compétences comme ils s’empressent de vous le préciser. C’est généralement parmi ceux-ci que se recrutent les insatisfaits chroniques. Et puis il y a tous les autres, la grande majorité, qui gardent un œil vigilant sur ce que vous faites, un coup de fil par-ci, un Zoom/Skype par là, mais avec qui les rapports sont généralement cordiaux, fluides et constructifs.

 

À l’auteur les honneurs, au ghostwriter la satisfaction du devoir accompli

De toute façon, on est tenu d’être humble quand on choisit d’épouser cette activité, de mettre son orgueil de côté – mais pas son amour-propre ni son éthique – et d’accepter qu’un autre prenne la lumière à votre place et parle de SON livre. Certains « auteurs » en viennent même à se persuader au bout d’un certain temps qu’ils ont bien écrit LEUR livre. Mais c’est la loi du genre et je préfère y voir le signe que j’ai bien fait mon travail !
Avec des auteurs plus aguerris… ou plus présomptueux, le prête-plume se mue parfois en coach littéraire/correcteur. Dans ce cas, c’est l’auteur qui tient la plume, le ghostwriter se bornant à corriger ses maladresses, le remettre dans le droit chemin lorsqu’il se perd en route, à moins qu’il ne juge nécessaire de réécrire certains passages (on ne se refait pas !).
Mais c’est une autre histoire… »

 

Merci Louis-Xavier Babin-Lachaud

 

Merci Bertrand