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Jeff Bezos, le milliardaire « mal-aimé » qui rêve des étoiles

Des milliards de dollars en main et des milliards d’étoiles plein la tête, Jeff Bezos est l’homme de tous les défis, de tous les records… mais aussi de toutes les critiques. Des sentiers de la galaxie Amazon aux futures arches spatiales, l’aventure de cet Américain de 58 ans est un hymne à la démesure, dont le seul rival est désormais Elon Musk. Pour mieux comprendre cet homme hors normes, il fallait le talent de Luc Mary qui signe une biographie sans concessions : Jeff Bezos, d’Amazon à la conquête de l’espace. Interview.

Bonjour Luc Mary, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Pourquoi consacrer un livre à Jeff Bezos si je comprends bien votre question. S’il fallait le résumer en quelques mots, je soulignerais que cet entrepreneur hors normes, non exempt de défauts, a ressuscité le futur en matérialisant ses rêves d’enfance et en déifiant la technologie.

Au même titre qu’Elon Musk, auquel j’ai consacré un ouvrage voici tout juste deux ans, Jeff Bezos appartient à cette catégorie d’entrepreneurs hors pair qui regardent l’avenir à long terme. Le futur, il veut le construire et l’imaginer non à l’échelle du siècle mais à l’échelle du millénaire. Et plus un défi est fantastique, à l’exemple des futures arches de l’espace, et plus il est convaincu de la nécessité de le réaliser. C’est aussi un intuitif génial. Dans les années 90, il a pressenti, tout comme d’ailleurs son collègue Elon Musk, l’explosion d’Internet puis à l’aube du XXIème siècle, la nécessité de relancer la course à l’espace circumterrestre en réutilisant des lanceurs, en privatisant l’accès à l’orbite basse puis en « démocratisant » les voyages spatiaux. Dans un avenir proche prêche-t-il, un séjour à bord d’une fusée ou d’une navette spatiale pour se rendre dans une cité orbitale sera aussi banal que de prendre l’avion pour New York ou Moscou. Aujourd’hui, son pari est en partie réaliser. Un pari qui ne l’empêche pas de s’ériger en champion de l’écologie planétaire. Et là est un autre aspect génial de cet entrepreneur hors du commun. Au même titre que Musk, Bezos veut réconcilier le progrès technologique et la protection de l’environnement. C’est tout au moins ce qu’il déclare lors de la Conférence de Glasgow en novembre 2021. De ce côté-ci, Jeff Bezos ne donne pas le meilleur exemple. Sa seule entreprise Amazon émet en effet plus de 60 tonnes de gaz carbonique par an, soit l’équivalent d’un pays comme la Bolivie. Autre faille : lors du vol inaugural de sa fusée New Shepard en juillet 2021, chaque passager du vol a émis plus de 75 tonnes de CO², soit un chiffre que plus d’un milliard de Terriens n’atteignent pas en une vie entière. Ce sont toutes ces contradictions, tous ces paradoxes et toutes ces performances qui font la singularité de Jeff Bezos et qui en font un être hors du commun.

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Il s’agit d’une page extraite de l’introduction de mon livre. Un passage qui illustre bien l’état d’esprit du fondateur d’Amazon

L’homme qui veut bâtir notre futur

En l’espace d’un quart de siècle, sa seule entreprise Amazon est devenue la championne de e-commerce et de l’hyper-connexion. La vente en ligne ? Un pari gagnant sur les concurrents traditionnels de la rue. Depuis sa fondation en 1994, rien ne résiste en effet à son essor dans le Monde. Au nez et à la barbe de ses principaux concurrents, Jeff Bezos a placé en orbite une véritable fusée de l’e-commerce, une structure qui semble à la fois révolutionnaire et indestructible.  

Plus facile, moins cher, plus rapide. A la différence des grands magasins qui se doivent d’acheter tous leurs stocks en amont, Amazon ne vend que ce que les clients désirent. En conséquence, la petite entreprise de Seattle est devenue, un quart de siècle après sa fondation, l’acteur majeur du commerce mondial en matière de fret maritime, terrestre et même aérien. Obsédé par la satisfaction du client, l’alpha et l’oméga de son système de pensée, Jeff Bezos a créé le concept de « l’invention permanente ». Pas plus tard qu’en 2018, plus de 23 milliards ont été investis en matière de recherche et de développement. De la liseuse Kindle à l’assistante vocale Alexa, le natif d’Albuquerque ne recule devant aucun projet high-tech et ne renonce à aucune innovation pourvu qu’elle améliore la stratégie de vente de l’entreprise. Selon le fondateur d’Amazon, il n’y a pas d’obstacles technologiques au progrès, que des préjugés irrationnels. A long terme, son ambition est de construire notre futur en s’invitant dans notre quotidien. 

Pas plus tard qu’en 2021, l’entreprise tentaculaire propose plus de 350 millions de références. Dans le seul centre de la ville de Seattle, épicentre de l’expansion d’Amazon, plus de 40 000 salariés y travaillent en permanence, logés dans pas moins de quarante buildings, acquis ou loués par la société de Jeff Bezos.

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Indiscutablement, l’ère du tourisme de masse, prélude à la future transhumance interplanétaire chère à Jeff Bezos. Depuis près de dix ans, à savoir l’arrêt du programme de la navette spatiale, la conquête de l’espace sommeillait et les Américains étaient dépendants des lanceurs russes. Fini apparaissait les grands projets, l’heure était aux restrictions de budget et à une méfiance grandissante à l’égard de la technologie conquérante, qualifiée à la fois d’inutile et de nuisible à la prospérité et au bien-être de la planète et de ses habitants. Le grand rêve de voir l’Humanité explorer l’espace et les autres mondes appartenait au passé. Le 20 juillet 2021 est une date qui entrera dans les livres d’Histoire. Cette page, elle a été écrite par le lancement de la fusée New Shepard. Un petit bond de 10 minutes et 20 secondes, mais un pas de géant pour l’Humanité pour paraphraser la célèbre phrase de Neil Armstrong. Le tourisme de masse L’environnement immédiat de notre planète n’est pourtant pas un espace clément loin s’en faut. A seulement quelques encâblures de la surface de notre globe, l’espace circumterrestre est en effet un lieu où toutes nos références et nos gestes quotidiens sont chamboulés. L’appréciation des couleurs, le sens du goût, l’évaluation des distances en sont durablement altérés. Il n’y a plus de jour ni de nuit, de haut ni de bas. Le Soleil lui-même se lève toutes les quatre-vingt-dix minutes ! Des phénomènes à la fois déroutants et spectaculaires. Quoiqu’il en soit, les quatorze passagers qui ont embarqué à bord de la mini-fusée New Shepard, à commencer l’ex capitaine Kirk, n’ont pas eu l’occasion de déguster les désagréments de l’espace. Le temps de l’extase cosmique n’excédant pas trois minutes, ils n’ont assisté à aucun lever de soleil et n’ont pas été saisi du moindre mal de l’espace. En revanche, ils ont eu le temps de sonder le noir de la nuit cosmique et notre ex commandant de bord de l’Enterprise en a même ressenti un curieux malaise, celui d’être confronté à un univers hostile à toute forme de vie. Un vertige cosmique lui faisant comprendre ô combien la vie est précieuse sur terre. Aujourd’hui, il est encore prétentieux de parler de démocratisation de l’espace ; tout juste peut-on parler d’élargissement du corps des astronautes à des non-professionnels. Mais qu’importe, Jeff Bezos est sur la bonne voie. Il a réveillé l’intérêt de la jeunesse pour la conquête spatiale ( à en croire l’augmentation très sensible des cursus scientifiques et technologiques enregistrés dans les universités américaines depuis deux ans ) et gageons qu’à l’orée des années 2050, des passagers embarqueront quotidiennement pour l’espace circumterrestre et même bien au-delà…

Pourquoi Jeff Bezos est-il considéré comme « le pire patron du Monde » ?

Si Jeff Bezos a le sens du futur, il n’a pas le sens de l’humain. D’une certaine façon, derrière le visage de ce Walt Disney de la Technologie d’avant-garde se cache un véritable Staline du monde entrepreneurial. En cette saison 2022-23, la « planète jaune » voit rouge.  Stress, cadences infernales, pression constante des managers, lutte contre le gaspillage de temps… C’est l’envers du décor d’Amazon. Avouons-le d’emblée, l’homme d’affaires insatiable et infatigable est aussi un homme de fer intraitable et implacable. Aux dires de ses employés, considérés comme autant de « ressources jetables », Bezos préfère l’amélioration des performances à celle des conditions de travail. Le salarié est en effet le parent pauvre de sa société Amazon. A l’intérieur de ses immenses entrepôts , tout est contrôlé, enregistré, chronométré. Les temps de pause sont limités et le moindre gaspillage de temps est lourdement sanctionné. Jeff Bezos encourage à tout prix le travail, quitte à délaisser sa vie familiale. Au nom du principe de parcimonie, le dixième « commandement » de son entreprise, Jeff Bezos entend en effet obtenir davantage de ses employés. Selon lui, les exigences du métier, la dureté du travail, les contraintes multiples ne peuvent qu’engendrer en retour plus de créativité, plus d’inventivité et plus d’autonomie. A l’exemple d’un aventurier perdu dans une jungle hostile, les salariés doivent démontrer une volonté inébranlable de s’en sortir et faire preuve d’une inventivité constante s’ils veulent rester dans l’entreprise. Dans cette perspective, des réunions de travail sont organisées régulièrement, même le weekend, quitte à sacrifier sa vie familiale. A une employée s’indignant de ne pouvoir élever ses enfants correctement en raison du temps passé à l’entreprise, Jeff Bezos répond sans état d’âme : « la raison pour laquelle nous sommes ici est d’accomplir notre tâche. C’est la priorité numéro un, l’ADN d’Amazon. Si vous ne pouvez pas vous y dévouer corps et âme, alors peut-être n’êtes-vous pas à votre place. » Des réunions où étonnamment, l’écrit est préféré à l’oral. A l’intérieur de l’entreprise, tous se battent contre tous. Sous couvert d’esprit commun à l’entreprise, l’individualisme bat son plein. Malheur à ceux qui manquent d’initiative ou d’esprit d’innovation ou de compétition. A n’en pas douter, Jeff Bezos vient de réinventer le stakhanovisme version capitaliste. Mieux encore, Amazonien avant d’être humain, il est devenu le champion d’une nouvelle ère : celle du « totalitarisme entrepreneurial ». Ce mépris de l’être humain en tant que tel peut sembler étonnant pour un homme qui se pose en sauveur du genre humain. A long terme, Jeff Bezos entend en effet transporter l’Humanité dans l’espace et transformer notre globe en parc naturel…

Comment expliquez-vous que Jeff Bezos ait quitté la direction d’Amazon ?

En juillet 2021, Jeff Bezos a en effet laissé la direction d’Amazon. Pour prendre sa retraite ? Non, pour se consacrer à sa grande passion de jeunesse, la conquête spatiale.

En bref, selon le natif d’Albuquerque, tout comme pour Elon Musk, notre avenir sera extra-planétaire ou ne sera pas. Dans cette perspective, il rêve de construire d’immenses stations spatiales entre la Terre et la Lune. Loin d’être une lubie de quelques milliardaires ou de quelques sociétés high tech en mal de nouvelles expériences, ces stations spatiales privées constitueront le fer de lance d’une nouvelle étape de la conquête spatiale : celle de l’habitat permanent de l’orbite basse ou encore de la colonisation de l’espace circumterrestre. A long terme, ce n’est pas quelques dizaines ou quelques centaines de personnes qui devraient vivre dans l’espace mais des nations entières peuplées de plusieurs millions d’individus, lesquelles seront réunies dans d’énormes cylindres qui évolueront entre la Terre et la Lune. Projet proprement pharaonique et prométhéen, la future ville de l’espace sera un monstre de plusieurs milliards de tonnes de verre, de cristal et de fibres de carbone stationnant à environ 36 000 kilomètres de la Terre, soit à l’endroit exact où les attractions terrestre et lunaire s’équilibrent. Se présentant sous la forme d’un énorme cylindre large de trois kilomètres et long de trente kilomètres, la ville sous globe en question sera actionnée par d’immenses panneaux solaires et sera peuplée de plusieurs centaines de milliers d’habitants. Encore impensable en cette troisième décennie du XXIème siècle, la cité imaginée par Gérard O’Neill abritera des champs de blé et de maïs, des usines automobiles, des labos de recherche, des salles de jeux et même des routes et des aérodromes. Et le tout sous un ciel uniformément bleu d’où ne tombera aucune pluie…

Cette idée fantastique de villes orbitales permanentes ( ou complètement irréaliste aux yeux de ses détracteurs ), Jeff Bezos la véhicule depuis son adolescence. En effet, en juin 1982, en Floride, alors seulement âgé de 17 ans, il fait un discours avant-gardiste devant ses camarades de promotion  : « dans un proche avenir, nous construirons des hôtels dans l’espace, des parcs d’attraction et des colonies pour deux ou trois millions de personnes, en orbite autour de la Terre. L’objectif final est que tous les hommes quittent la Terre, pour la transformer en grand parc naturel ». Quelques années plus tôt, en 1975, le jeune Jeff n’avait pas raté un mot de l’interview de Gérard O’Neill diffusé à la télé. Devant un public aussi incrédule que fasciné, l’astrophysicien prétendait alors qu’un jour, les gens vivraient plus dans l’espace que sur Terre. La population s’abritera alors dans d’énormes villes de plusieurs kilomètres carrés. Pour résumer notre interview, je dirais que Jeff Bezos est un milliardaire « mal aimé » et exigeant qui ne rêve que des étoiles…

Merci Luc mary

Merci Bertrand Jouvenot

Le livre : Jeff Bezos, d’Amazon à la conquête de l’espace, Luc Mary, L’Archipel, 2023.