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Ils ont traduit, ils ont appris… comment la Chine utilise l’IA pour dépasser bientôt les Etats-Unis

Kai-Fu Lee est une sommité mondiale dans le domaine de l’IA. Après avoir travaillé chez Apple, Microsoft et Google, Kai-Fu Lee est aujourd’hui l’un des investisseurs chinois les plus actifs dans l’intelligence artificielle. Dans son livre I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire, il annonce que la Chine dépassera les Etats-Unis bientôt et insinue qu’elle a déjà largement commencé grâce à l’IA. Pour aller plus loin, nous avons interviewe la traductrice de son livre : Elise Roy.

Bonjour Elise Roy, quelles réflexions vous a inspirées ce travail de traduction ?

Le propre de toute traduction, c’est de vous immerger pendant plusieurs mois dans un univers qui ne vous est pas forcément familier. Ce livre n’a pas fait exception à la règle. Bien sûr, comme tout le monde j’avais quelques connaissances sur l’intelligence artificielle. Il ne m’avait pas échappé que des algorithmes traquaient mes recherches sur Internet, de manière pas toujours très subtile. Mais je crois que je n’avais pas pris toute la mesure de l’emprise de l’IA sur nos vies. Par exemple, j’étais à mille lieues de me douter que le niveau de charge de mon téléphone pouvait faire partie des critères qu’étudierait une appli de microfinance pour décider de m’accorder un prêt ! J’ai donc appris une foule de choses.

Je peux même dire que le fait de ne pas toujours être d’accord avec les positions de l’auteur – par exemple avec sa vision plutôt positive d’un monde où tous nos gestes quotidiens seraient médiatisés par des applications mobiles – a rendu ce travail encore plus stimulant. En somme, il a aiguisé mon esprit critique et m’a poussée à réfléchir à mes propres opinions sur ces questions.

 

Qu’aimeriez-vous nous apprendre sur l’auteur ?

 

Je ne l’ai pas rencontré personnellement et je le connais uniquement à travers son livre. Heureusement, il s’y dévoile beaucoup.

Kai-Fu Lee ne cache pas qu’il est un bourreau de travail. On comprend immédiatement en le lisant que c’est aussi un homme extrêmement brillant. Il est d’ailleurs reconnu comme l’un des meilleurs experts mondiaux dans son domaine.

Le vrai « plus » qu’il apporte sur le sujet, c’est sa connaissance profonde des deux principaux théâtres d’opération en matière d’intelligence artificielle : d’un côté, la Silicon Valley et les États-Unis, où il a effectué l’essentiel de sa scolarité et le début de sa prestigieuse carrière ; de l’autre, la Chine, entrée plus tardivement dans la course, où il est retourné s’installer il y a une vingtaine d’années. Ce point de vue d’insider est précieux pour comprendre les forces en présence.

Et puis il y a ce moment crucial du livre, celui où, après s’être lui-même décrit comme un « homme de fer » obnubilé par l’efficacité et la performance, il fend l’armure. Il raconte comment sa bataille contre le cancer et sa confrontation avec la mort lui ont rappelé qu’il fallait avant tout chérir ce qui est essentiel dans l’existence : l’amour des siens et de la vie. On ne peut que compatir.

 

Qu’imaginiez-vous trouver dans ce livre en l’ouvrant pour la première fois ?

Au vu du profil de l’auteur et du thème de l’ouvrage, j’ai d’abord craint de me trouver face à un texte technique, peut-être aride. Dès les premières lignes, j’ai compris qu’il n’en était rien. Kai-Fu Lee écrit de manière très vivante et jongle habilement avec les petites histoires, les métaphores, les anecdotes personnelles… C’était un plaisir de travailler à partir d’une telle matière, de chercher à communiquer sa pensée en restant fidèle à son ton, à la fois badin et ultra-professionnel.

 

Qu’aviez-vous appris en définitive, lorsque vous avez écrit le mot FIN de cette traduction ?

Beaucoup des descriptions de Kai-Fu Lee, pas aussi futuristes qu’elles en ont l’air, sont restées gravées dans ma mémoire. Je ne cesse d’en trouver des échos dans le monde qui m’entoure. Par exemple, pendant la pandémie de Covid-19 et la polémique autour du « tri des patients », je n’ai pu m’empêcher de me demander ce qui se passerait si les médecins s’en remettaient exclusivement aux recommandations d’algorithmes… De même, au supermarché, j’attends toujours que mon caddie me dicte ma liste de courses d’une voix suave ! Plus généralement, la traduction de ce livre m’a incitée à me montrer plus prudente dans le partage de mes données personnelles.

Dans un autre registre, j’ai eu un petit choc en constatant que Kai-Fu Lee classait le métier de traducteur parmi les professions les plus exposées au risque de remplacement par l’IA. J’essaie toutefois de me rassurer en me disant que la traduction littéraire implique un effort de « fluidification » de la langue – effort accompli ici de concert avec Flore Gurrey, l’éditrice des Arènes – qui n’est pas encore à la portée du premier algorithme venu.

Finalement, si Kai-Fu Lee brosse un tableau assez sombre du marché de l’emploi à l’ère de l’IA, j’ai surtout voulu retenir son appel à développer les métiers du soin et du lien, ceux qui ne pourront jamais être exercés par des machines.

Merci Elise Roy,
Merci Bertrand

Le livre : I.A. La Plus Grande Mutation de l’Histoire, Kai-Fu Lee, Les Arènes, 2019.

Le traducteur d’un livre entretient nécessairement une relation particulière avec son auteur et finit par connaître son oeuvre mieux que quiconque. C’est pourquoi nous interviewons régulièrement ces hommes et ces femmes de l’ombre afin qu’ils partagent avec nous leur compréhension intime des meilleurs ouvrages.