jouvenot.com

Ils ont traduit. Ils ont appris… à mieux comprendre le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale avec Joseph Stiglitz

Le traducteur d’un livre entretient nécessairement une relation particulière avec son auteur et finit par connaître son œuvre mieux que quiconque. C’est pourquoi nous interviewons régulièrement ces hommes et ces femmes de l’ombre afin qu’ils partagent avec nous leur compréhension intime des meilleurs ouvrages. Dans le cadre de notre série « Ils ont traduit. Ils ont appris… », voici donc l’interview de Paul Chemla, traducteur de Peuple, pouvoir & profits du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz.

 

Bonjour Paul Chemla, quelles réflexions vous a inspirées ce travail de traduction ?

 

Paul Chemla : Avec Joseph Stiglitz, mon objectif premier est de retrouver la clarté et la lisibilité de l’original. C’est un économiste qui a le souci d’être parfaitement compris du lecteur non spécialiste, et qui y parvient. « On se sent intelligent en le lisant », disait son éditeur en France, Henri Trubert, à propos du livre La Grande Désillusion. Pour Peuple, pouvoir et profits, j’étais en terrain connu. J’avais déjà traduit, seul ou en collaboration, de nombreux ouvrages de l’auteur. Sa façon de penser, de s’exprimer, d’appréhender l’évolution des réalités américaine et mondiale depuis les années 1990 m’était familière. J’ai bien retrouvé dans ce livre ses convictions de toujours, mais ce qui m’a surtout frappé, c’est son aptitude à renouveler, élargir et enrichir son analyse face aux nouveaux événements. En l’occurrence le projet politique de Trump. Stiglitz montre qu’il utilise la colère du peuple américain contre une politique néfaste pour mieux servir les intérêts monopolistes qui inspirent cette politique. Et qu’il les sert mieux – du moins certains d’entre eux – parce qu’en plus des cadeaux habituels, réductions d’impôts et mesures de déréglementation, il sape et décrédibilise des institutions publiques qui les gênent.

 

Qu’aimeriez-vous nous apprendre sur l’auteur ?

 

P.C. : Il est parmi les manifestants le jour où Martin Luther King prononce son grand discours « J’ai fait un rêve », en 1963, après la marche sur Washington pour le travail et la liberté. Jeune étudiant, il prend part au mouvement des droits civiques. Attiré par la physique, il choisit d’étudier l’économie par intérêt pour la lutte contre le chômage, la pauvreté, l’inégalité. Il constate vite que ce n’est pas le premier souci de la « science économique » qu’on lui enseigne. Il décide alors de la combattre de l’intérieur, pourrait-on dire. Il démontre la fragilité de cette construction théorique. Même si on l’admet presque intégralement, il suffit d’y introduire quelques légères modifications de bon sens pour que les conclusions ne tiennent plus. Les « asymétries d’information », par exemple – le fait que toutes les parties aux transactions économiques n’ont pas une information de même qualité. Ces travaux lui vaudront le prix Nobel en 2001, avec George Akerlof et Michael Spence.
En 1995, il est nommé par le président Clinton à la tête de son comité des conseillers économiques. Il constate vite que le président ne s’oriente pas dans le sens qu’il souhaite. En 1997, il passe à la Banque mondiale, dont il devient l’économiste en chef. Il va être ainsi un témoin direct de la crise asiatique de 1997-98. Il met fin à ses fonctions officielles en 2000 et décide de s’adresser directement à l’opinion mondiale en écrivant des livres clairs pour le grand public. Le premier est La Grande Désillusion (2002). Il y explique les ressorts de la crise asiatique ou des réformes structurelles inspirées par le FMI et conclut : « la mondialisation, ça ne marche pas » – surtout pour les peuples du Sud. Beaucoup d’autres livres suivront, notamment Le Triomphe de la cupidité, sur la Grande Récession de 2008, et plusieurs ouvrages sur l’incroyable envol de l’inégalité aux États-Unis. Stiglitz publie aussi des articles d’actualité qui paraissent simultanément dans des journaux du monde entier, dans le cadre du « Project Syndicate ». Il agit beaucoup aussi, notamment dans les pays du Sud, pour lesquels il a pris fait et cause.

 

Qu’imaginiez-vous trouver dans ce livre en l’ouvrant pour la première fois ?

 

P.C. : La suite de l’histoire, d’abord. Stiglitz fait la « chronique des événements en cours » depuis les années 1990, et ses analyses sont très instructives. Après la Grande Récession de 2008, qu’il avait vu venir, et l’explosion des inégalités, je savais qu’il allait examiner dans Peuple, pouvoir et profits les premières années de la présidence Trump. J’étais curieux de voir comment il allait s’y prendre pour récuser la polarisation alors proclamée de toutes parts, qui nous sommait de choisir entre la mondialisation en cours depuis la fin du XXe siècle et un nationalisme d’extrême droite de type Trump. Fausse alternative puisque, dans les deux cas, le pouvoir et les profits gagnent et le peuple perd – le pouvoir, ici, c’est essentiellement le « pouvoir de marché », celui des monopoles ou oligopoles.

 

Qu’aviez-vous appris en définitive, lorsque vous avez écrit le mot FIN de cette traduction ?

 

P.C. : D’abord, un éclairage intéressant sur l’ensemble de la période ouverte par les Lumières. Stiglitz dit, en gros : puisque nous avions renoncé à la vérité révélée, à l’argument d’autorité, nous avons dû créer, au fil du temps, un ensemble très riche d’institutions chargées de découvrir, de vérifier et de dire la vérité. Définition assez large pour englober la recherche scientifique, les universités, l’école, la justice, la presse, le parlement, etc. Ces institutions ne s’acquittent pas toujours correctement de leur mission, loin de là, et il est sain de critiquer leurs insuffisances et de chercher à les améliorer. Mais s’en prendre à leur raison d’être, attaquer leurs principes de base, les décrédibiliser en bloc, c’est tout à fait différent. Or c’est ce qui s’est passé sous l’administration Trump.
Parce que les conclusions auxquelles étaient parvenues ces institutions sur des sujets essentiels – le changement climatique, par exemple – gênaient des intérêts économiques puissants. C’est la seconde leçon que j’ai tirée de ce livre : l’économie d’un pays comme les Etats-Unis se caractérise par l’omniprésence du pouvoir de marché industriel et financier. C’est le pays du monopole ou de l’oligopole, pas de la libre entreprise et de la libre concurrence. Ces mêmes intérêts ont organisé la mondialisation d’une façon préjudiciable aux peuples du Sud comme aux populations ouvrières du Nord et cherchent ensuite à monter les uns contre les autres. L’usage qu’ils comptent faire des technologies de demain n’augure rien de bon. Grande raison de la hausse extraordinaire de l’inégalité, le pouvoir de marché finit par rendre toute démocratie impossible.
Ayant posé ce diagnostic, Stiglitz conclut à la nécessité de l’action collective pour redresser la situation, et développe un vaste programme de réforme économique, politique et sociale. J’en retiendrai l’idée d’ « option publique », version élargie des services publics européens : l’État peut porter un coup décisif au pouvoir de marché en créant, dans de nombreux domaines, une offre publique de qualité qui viendrait concurrencer l’offre privée.

Merci Paul Chemla

Merci Bertrand Jouvenot

 

Le livre : Peuple, pouvoir & profits : Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale, Joseph Stiglitz (traduction de Paul Chemla), Les Liens Qui Libèrent, 2020.