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Ignorer les manipulations et les effets néfastes des technologies tient ou bien de la bêtise, ou bien de la lâcheté

Chaque matin, lorsque nous empoignons nos smartphones, nous renouvelons le pacte qui nous lie aux réseaux sociaux. Nous tombons dans une servitude dont nous mesurons mal les conséquences. Mais la question n’est pas de savoir si Facebook, TikTok ou Instagram nous manipulent, mais de comprendre comment et pourquoi nous tolérons paisiblement qu’ils le fassent. Pourquoi acceptons-nous d’être des produits marchands et de porter le joug de cette servitude jusqu’à la servilité ? Pourquoi renonçons-nous à notre liberté et notre esprit critique ? Dans son livre, Likez sa servitude, Louis de Diesbach explique comment et pourquoi nous sommes « mi-victimes, mi-complices », de notre soumission au numérique.

 

Bonjour Louis de Diesbach, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

Louis de Diesbach : Il me semble que les bonnes conditions étaient réunies. Je m’explique : le livre veut justement dépasser la confrontation un peu simpliste « technophobes vs. technophiles » pour se pencher sur notre rapport à la technique et sur ce que ce rapport dit de nous. Il y a quelques années, il y avait d’une part les personnes qui diabolisaient la technologie et, d’autre part, celles et ceux qui la vénéraient. C’est un constat qui est aujourd’hui largement dépassé.

Néanmoins, alors que tout le monde est au courant – dans les sociétés développées au moins – des bienfaits de la technique, cette même population est au courant de ses méfaits et de ses errements. Il y a quelques années, avant les documentaires The social dilemma ou The great hack, avant les lanceurs d’alerte (Tristan Harris, Frances Haugen, etc.), on pouvait se complaire dans une certaine ignorance dont le confort lénifiant nous permettait de garder nos yeux « grand fermés ». Ce n’est plus possible aujourd’hui : ignorer les manipulations et les effets néfastes des technologies – et particulièrement des plateformes numériques – tient ou bien de la bêtise, ou bien de la lâcheté. Et c’est ainsi que l’on voit des femmes et des hommes se complaire dans une servitude dont toutes et tous sont toujours en même temps, pour reprendre les mots de Sartre, « mi victimes, mi-complices ».

Enfin, la question économique qui entoure les GAFAM (Google – Apple – Facebook – Amazon – Microsoft) est, peut-être, enfin mature. On l’a encore vu récemment, les marchés ont commencé à relativiser leur valeur (la valeur réelle, d’usage, contrairement à la valeur d’échange, pour reprendre les conceptions marxistes) et la place de la finance et du financement est, selon moi, capitale si l’on veut une approche holistique de la question de la technologie : qui paye, qui doit être payé, par qui, comment, quand ? Ce sont ces questionnements qui mettent permettent de comprendre vraiment ce qui se passe en ligne – détacher la question business de la question philosophique ou éthique n’a pas de sens.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

Louis de Diesbach : J’ai choisi un passage qui clôt le chapitre « 4.1 – Servitude et extinction des feux » car il met en lumière selon moi le mariage business-philosophie que j’espère voir émerger et grandir dans notre société. Les chapitres et paragraphes qui précèdent montrent l’aisance paresseuse dans laquelle on accepte de se délaisser de notre autonomie au profit d’un effort minimum.

 

« On peut alors s’imaginer que c’est dans cet état lénifiant et sédatant qu’est la mauvaise foi que se satisfont une grande majorité des internautes, laissant Instagram ou YouTube décider pour eux qui voir, qui rencontrer, qui aimer, qui mépriser ou aduler. Les utilisateurs des différents réseaux sociaux — dont les données sont collectées, traitées et dont les extrapolations sont ensuite revendues — sont exploités et heureux, montrant à nouveau que l’utilitarisme n’a que faire de la liberté. Il n’y a plus la moindre autodétermination chez ces individus qui, tels les éternels rêveurs d’Inception, sont programmés et manipulés par des algorithmes qui ne veulent « que leur bien ». Mais on n’échappe pas si facilement à des siècles d’héritage philosophique, et l’individu asservi est l’opposé de l’individu autonome. Cette autonomie qui se trouve au cœur de la pensée des plus grands philosophes et qui nous permet de concevoir la vie comme proprement humaine et digne d’être vécue. Emmanuel Kant avait, en son temps, déjà révolutionné la réflexion autour de la liberté en l’universalisant : la liberté du plus humble des hommes prévalant sur toute chose. Notre conception moderne de l’autonomie s’est alors construite, prenant appui sur la pensée kantienne, ou même sur celle de La Boétie, pour devenir une pensée de l’auto-gouvernance. On retrouve également ici l’objet même de l’essai de Mill : « poser le principe qui veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection ». Nous sommes les héritiers de ces réflexions et nous devons nous en montrer à la hauteur en fondant nous-mêmes, comme profondément humanistes, nos propres normes et nos propres lois.

 

Mais l’humanité n’en est pas encore là. De nos jours, la servitude dont nous sommes tous témoins, victimes et complices, représente l’effondrement des valeurs auxquelles l’humanité a naturellement vocation à donner vie, remettant à nouveau l’éthique dans un rôle étrange et pourtant crucial : celui de guider dans ce que l’on considérait comme acquis. Le but ici n’est pas d’être aussi culpabilisant et délateur que Kant, mais on ne peut néanmoins que constater les faits : les internautes se complaisent dans une minorité, les nudges et autres mécanismes techniques les infantilisant à souhait, leur évitant de décider, les poussant à régresser, tant intellectuellement que moralement. »

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

Louis de Diesbach : Il est toujours difficile de se projeter : il y a 50 ans, personne ne voyait « un petit ordinateur-téléphone de poche » comme étant « LA » révolution du XXIe siècle – et pourtant… On croyait aux voitures volantes, à la nourriture sous forme de pilules, etc.

J’ai tout de même envie de croire à deux sujets que je pense compatibles et peut-être indirectement liés : une réappropriation de la technique par les êtres humains, et une remise en question d’un modèle économique qui ne peut que s’essouffler et renforcer les inégalités. À vouloir toujours plus, plus vite, moins cher,… on accepte de se laisser engloutir par une technique qui nous dépasse et à suivre aveuglément ce qu’elle nous recommande sans trop se poser de questions – c’est dommage. Il me semble qu’on ne parviendra à dépasser, à se dépasser, qu’en nourrissant ce qui est profondément humain en nous – il est des dimensions que la technique ne parviendra jamais à égaler, et c’est ce qui fait la noblesse de notre société et de notre humanité.

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

Louis de Diesbach : De continuer à se poser des questions et à développer son esprit critique – surtout lorsque les questions portent sur la relation que l’humanité entretient avec la technique.

Je me permets un exemple : il y a quelques mois est sorti le désormais célèbre « ChatGPT ». Le monde s’est emballé, certains parlant d’une intelligence consciente, du futur remplacement de l’humanité par des robots, des phénomènes de triche à l’école qui allaient rendre tous les êtres humains stupides, etc. Ces questions sont, largement, sans intérêt. Pour reprendre les mots d’Oren Etzioni, le patron du Allen Institute for Artificial Intelligence : « One of the reasons I don’t like the discussions about superintelligence is that they’re a distraction from what’s real. » Concentrons-nous sur ce qui compte en reconnaissant que d’autres intérêts existent à côté des dimensions économiques et mercantiles – des notions comme la justice, l’inclusion, le respect de la personne (au sens d’Emmanuel Kant, c’est-à-dire dans toute son autonomie).

Si chaque personne qui lit mon livre en ressort avec la double question « qu’en est-il de mon rapport à la liberté au travers de la technologie ? et comment est-ce que cette dernière nous apporte-t-elle un monde plus juste ? », ce serait pour moi la plus belle des réussites.

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Louis de Diesbach : Je vais sans doute me répéter un peu mais je ne peux m’empêcher d’être à la fois très excité et très anxieux quant aux perspectives des améliorations technologiques sur notre société. Je dis oui à l’intelligence artificielle qui aide à déceler le cancer du sein, ou à l’intelligence artificielle qui permet de réduire la pénibilité de certaines tâches absurdes – mais je m’insurge et je dis non à une IA au service de régimes de surveillance, ou qui animerait des robots conversationnels si puissants qu’ils rendraient tout échange d’humain à humain hors de propos. Il en est de même avec d’autres technologies – l’IA n’est pas la seule dimension technique qui soit digne d’intérêt ! – quand on pense au transhumanisme, on aperçoit toujours le meilleur comme le pire : je trouve merveilleux que des individus retrouvent, après un accident par exemple, l’usage de leurs bras grâce à des prothèses bioniques – mais, en même temps, je suis à la fois terrifié et attristé par l’utilisation de ces mêmes technologies à des fins militaires.

La question de la technique, quelle qu’elle soit, est toujours, en réalité, une question par rapport à nous-mêmes. En choisissant telle ou telle avancée technologique, c’est notre monde de demain que nous façonnons. En favorisant une économie de la surveillance et une aisance trop confortable, rien de bon ne pourra en sortir et c’est une partie de notre humanité, dans son sens le plus pur, que nous risquerions alors de perdre.

 

Merci Louis de Diesbach

 

Merci Bertrand Jouvenot

 

Le livre : Liker sa servitude: Pourquoi acceptons-nous de nous soumettre au numérique ?, Louis de Diesbach, FYP Editions, 2023.